Chaque mois, la section UDB de Paimpol organise des conférences. En décembre, Jean-Jacques Monnier a présenté 50 ans de vie politique en Bretagne. Pour introduire le propos, l’universitaire Michel Nicolas qui a transmis son intervention au Peuple breton.
L’actualité s’est récemment focalisée sur une menace portant atteinte à l’unité de certains États : le référendum sur l’indépendance de l’Écosse et, plus récemment, les événements intervenus en Catalogne. Pourtant, les États concernés ne font pas partie des plus arriérés sur les questions institutionnelles : le Royaume-Uni reconnaît à l’Écosse un statut de nation assorti de larges prérogatives, et elle dispose de son propre parlement. Même chose pour la Catalogne au sein de l’État espagnol.
La situation est sans commune mesure en France, où le principe en vigueur est qu’il n’existe qu’une seule nation sur l’ensemble du territoire. Cela évoque la formule caricaturale traditionnellement inscrite dans les manuels d’histoire : dans le passé la France s’appelait la Gaule et les Français les Gaulois. C’est dans cet esprit que, lors d’un meeting en septembre 2016, Nicolas Sarkozy faisait cette déclaration infantile : « Nous ne nous contenterons plus d’une intégration qui ne marche plus, nous exigerons l’assimilation. Dès que vous devenez français, vos ancêtres sont gaulois. »
Ce qui est en cause dans cette frénésie de gauloiseries, c’est le fonctionnement de l’État-nation. Ce dernier s’est accaparé de diverses façons, le plus souvent par la force, des peuples qu’il a entrepris par la suite non seulement d’intégrer mais aussi et surtout d’assimiler. Mais c’est sans compter avec la résistance de certaines populations, de certains peuples : ils ne cessent de revendiquer leur légitimité à briguer une forme de souveraineté et à gérer leurs propres institutions démocratiques .
En ce qui concerne la revendication bretonne et aussi la modernisation de la politique en Bretagne, elle renvoie notamment à ce que l’on appelle le mouvement breton ou Emsav. D’un point de vue général, on ne peut plus ignorer que les régions endossent un rôle nouveau et décisif, totalement inscrit dans la modernité. Et ceci vaut tout spécialement pour les régions à forte identité.
D’ailleurs, un phénomène majeur de nos sociétés contemporaines réside dans la revendication à un territoire. Il peut s’agir d’un territoire dont l’existence a été longuement attestée comme c’est le cas pour la Bretagne historique. Il peut s’agir aussi d’une collectivité territoriale, qui a vocation à s’instituer en nouvel espace d’investissement démocratique. En définitive, on observe qu’un mythe est en train de s’effilocher : celui du local périphérique, arriéré, obsolète, conservateur voire réactionnaire, ayant pour seule vocation à s’effacer devant le centre, paré de toutes les vertus.
Dans l’interprétation des rapports entre l’État et les individus, comme entre l’État et la société, le courant dominant n’a eu de cesse de célébrer la toute-puissance de l’État. En France, l’explication tient à la prégnance de l’idéologie jacobine. Il faut comprendre que la défense de la démocratie contre l’obscurantisme et le despotisme, que le progrès, la modernité ne peuvent procéder que des seules compétences et donc de la seule volonté du pouvoir central. Or, après des siècles de dynamique centralisatrice, le mouvement commence à s’infléchir, sinon à s’inverser. Le fait régional non seulement incarne le retour à l’identité mais symbolise aussi le retour de tout ce qui a été si longtemps banni et proscrit, en d’autre termes le « retour du refoulé ».
Alors, quelles sont les causes de ce phénomène ? Il y en a deux. En premier lieu, la tradition. Elle repose sur ce que l’on peut appeler le fait ethno-culturel. Celui-ci renvoie à une communauté de langue et de culture, où l’on trouve : tout d’abord des facteurs objectifs comme la continuité historique, architecturale, le comportement sociologique, culturel, cultuel, etc. Ensuite, des facteurs subjectifs. Tous ces éléments objectifs s’accompagnent d’un sentiment de commune appartenance et d’un vouloir-vivre commun qui donne une dynamique au groupe. Et il ne faut pas sous-estimer la revendication du droit à la différence. Face au phénomène de massification, l’appartenance régionale joue en effet un rôle de marqueur, un moyen d’affirmer une personnalité individuelle ou collective. Et puis, il y a aussi la modernité. L’émergence régionale s’appuie sur les impératifs de l’économie et l’aménagement de l’espace. Le grand marché européen, comme les institutions européennes, relativisent la structure traditionnelle des États. Conséquence : la région n’incarne plus ce fantasme passéiste dont on l’a pendant si longtemps affublée.
La logique de tout cela conduit à une contestation du mode de fonctionnement de l’État. Cela implique en premier lieu que l’échelon régional représente un espace de plus grande efficacité. C’est ce qu’on appelle le principe de subsidiarité. C’est-à-dire que le pouvoir central n’exerce que des compétences subsidiaires, celles que le pouvoir local n’assume pas. En d’autres termes, à chaque fois que c’est possible, les décisions doivent être prises au plus près du citoyen : ainsi par exemple la gestion de l’eau, les voies de communication, l’environnement, la formation professionnelle, l’éducation de même que la culture et la langue régionales.
Cela est inséparable d’une autonomie de plein exercice, ce qui signifie la dévolution au territoire considéré d’un réel pouvoir législatif. Tout ceci conduit à dire que la solution pour le développement des territoires n’est pas seulement économique : il est aussi politique.
Dans la contestation du mode de fonctionnement de l’État, il faut en second lieu intégrer les désillusions de la démocratie. Les élections sont incontournables dans toute démocratie. Mais elles ne laissent souvent que peu de place pour une participation réelle, ce qui est la source d’un abstentionnisme croissant. C’est l’un des principaux enseignements des derniers scrutins en France. Ils ont révélé une défiance à l’égard des grands acteurs traditionnels de la démocratie, c’est-à-dire des partis politiques dominants, des professionnels de la politique, sinon des institutions elles-mêmes. En réalité, les citoyens aspirent à un pouvoir plus accessible, plus contrôlable. Le pouvoir régional apparaît de ce fait comme un contrepoids nécessaire à la démocratie jacobine.
Dans ce contexte, pas étonnant que les régions représentent un sujet de préoccupation pour l’État. C’est ce qui explique que la France a procédé récemment à une énième réforme régionale. Mais cette dernière s’est finalement bornée pour l’essentiel à un nouveau découpage régional, d’ailleurs raté parce que non concerté, destiné à instituer des « grandes régions ». Elles seraient soi-disant plus modernes et plus efficaces. Mais, pour autant, on n’a pas sensiblement élargi leurs compétences. De plus, on les a caricaturées en les affublant d’appellations d’un exotisme aussi torride que les « Hauts de France » ou le « Grand Est ». On a conservé quantité de doublons avec des services de l’État et on a bien évidemment soigneusement conservé l’incontournable icône du pouvoir central : le préfet.
Si l’on examine les choses au plan européen maintenant, les régions représentent un échelon bien plus essentiel. Elles font l’objet de très nombreuses politiques régionales qu’il serait trop long d’évoquer ici. Mais surtout un des scenarii pour l’organisation de l’Union Européenne est celui d’une Europe des régions, ou d’un fédéralisme européen des régions. Si, là encore, on dépasse l’échelon étatique et l’échelon européen, il faut se tourner vers la mondialisation. Car elle permet dorénavant au local, ou au régional, d’accéder lui aussi à l’universel. Certes, on aurait pu penser que la mondialisation aurait sonné la fin définitive du local, des identités, des régions, que ces dernières auraient été absorbées par ce gigantesque maelström de la culture, de l’économie, de l’information. Or, ça n’est pas ce qui s’est produit. La mondialisation, bien au contraire, offre des chances inédites aux régions à travers un nouveau concept : celui de « glocalisation ». Ce mot-valise intègre global et local. Il signifie que le local a désormais très largement accès, sans intermédiaire, au global, ce qui place les identités au cœur même de la mondialisation.
Tout ceci conduit à dire que la problématique régionale n’est pas séparable, elle non plus, de ce l’on appelle le « soft power » (culture, médias, information, communication, mobilisations citoyennes). Quel est en effet le facteur-clef, qu’est-ce qui explique pour une large part la réussite ou non du local, et tout spécialement des régions ? C’est la culture. La culture est un élément très sensible, car c’est quelque chose de malléable, de dynamique, en permanente construction. D’où ce nouveau rapport de la culture à la mondialisation. A ce sujet, il ne vous a pas échappé que la Bretagne est certainement aussi connue dans le monde pour sa culture que pour son économie.
Alors comment ne pas revisiter l’habituel stéréotype selon lequel le centre serait le creuset naturel de la culture et de la modernité. Comment ne pas rompre avec le rituel selon lequel toutes les régions d’un même pays devraient se développer selon un même modèle ? Comment ne pas se convaincre qu’il n’y a pas UN modèle de développement, mais qu’il y a au contraire un développement des modèles. Prenons un seul exemple : la pratique des États et des régions par rapport à la question écologique. Certains pays sont très en avance sur ces questions, pointant le fait que d’autres sont très en retard. Selon les chiffres de l’office européen de statistiques, Eurostat, à propos des terres agricoles en culture biologique dans l’Union européenne : cela représente 21,2 % en Autriche, mais 2,9 % aux Pays-Bas (8 fois moins) et 0,2 % à Malte (100 fois moins) [France : 5,3 %, 4 fois moins]. On aperçoit là d’importantes disparités qui évoquent des projets de société très différents.
Quoi qu’il en soit, il faut se convaincre que la diversité est quelque chose de positif. La standardisation, le modèle unique ne valent plus. Sans pour autant, bien évidemment, se laisser aller à faire l’impasse sur les nécessaires solidarités entre les régions.
Finalement, tout ce mouvement induit un nouveau rapport à l’organisation des sociétés. Tout change, et c’est dans ce nouveau contexte qu’il faut évaluer les formations politiques, peu importe l’appellation qu’on leur donne : régionaliste, fédéraliste, autonomiste. De ce point de vue, certains bons esprits prétendent voir dans l’autonomie un risque pour la République. C’est le cas du président actuel de la région Bretagne Loic Chesnais-Girard qui affirmait le 5 octobre dernier : « Ce qui me fait peur dans l’autonomie, c’est le rejet de la République ». Le rejet de la République ! On aperçoit là l’exemple parfait de la langue de bois ordinaire appliquée à « la République ». En France, et notamment dans les milieux nationaux-républicains, de gauche comme de droite, on s’appuie rituellement sur l’historiographie officielle pour assimiler la démocratie à la République et réciproquement. Or, rien n’est plus faux. Il existe de par le monde des dizaines d’États qui s’affichent républiques et qui ne sont que des régimes au mieux autoritaires, au pire totalitaires. En revanche, nombre de monarchies sont de parfaites démocraties. Jusqu’en 1995, d’ailleurs, l’Union européenne comptait autant de monarchies que de républiques : Belgique, Suède, Danemark, Pays-Bas, Grand-Duché du Luxembourg, Espagne, Royaume-Uni. Est-ce que ça a empêché quiconque de dormir à l’époque ?
En réalité, le nez collé au prisme déformant du modèle français, on confond allègrement forme de souveraineté (monarchie, république) et régime politique. Or, le vrai critère pour définir une démocratie, c’est la séparation des pouvoirs telle que théorisée par les écrits de Montesquieu, prolongés par ceux de Tocqueville. La séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire : voilà le socle sur lequel doit reposer toute démocratie de ce nom et peu importe l’appellation qu’on lui donne, république ou monarchie. La vraie question touche au fonctionnement des pouvoirs et des contre-pouvoirs, ce que les anglo-saxons appellent le check and balance ou le counterbalance. Aux États-Unis actuellement, qui s’oppose aux projets psychomaniaques de Trump notamment en matière de politique migratoire ou de gestion des risques climatiques ? Ce sont les pouvoirs locaux : les États et les villes.
Mais, en France, l’obsession centraliste interdit de concéder qu’un système démocratique exige de réels contre-pouvoirs locaux. Et c’est pourquoi, derrière la formule « les autonomies locales menacent la République », il faut en réalité comprendre que, de façon subliminale ou par hypocrisie pure et simple, on insinue, on susurre l’existence d’une menace, non pas sur la République, mais sur l’État centraliste lui-même.
Finalement, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’autonomie locale, et spécialement l’autonomie régionale, est loin d’être l’ennemie invétérée et implacable de la République ou de la démocratie. Elle est, bien au contraire, la condition indispensable du fonctionnement d’un système démocratique. Alors, Monsieur Loïc Chesnais-Girard, à l’occasion de l’une de ses rares déclarations, s’inquiète des dangers encourus par la République. Chacun ses propres tourments. Mais peut-être pourrait-il se trouver un autre sujet d’inquiétude : évaluer la proportion de Bretons connaissant le nom même du président actuel de la région et, plus encore, ses projets pour l’avenir de la Bretagne.
Pour finir, à l’instar de nombreux mouvements comparables dans d’autres territoires de l’espace hexagonal ou de l’Outre-mer, le mouvement breton se réclame, pour faire large, d’un programme autonomiste. Sous ce rapport, il s’inscrit pleinement dans le cadre de la modernité et de la démocratie. Un tel programme exige la dévolution de larges compétences à la Bretagne. Un tel programme exige aussi un dispositif institutionnel la rendant apte à légiférer localement sur ces questions, comme au Pays de Galles, comme en Écosse, comme en Catalogne. Et bientôt comme en Corse.
Alors, pourquoi pas en Bretagne ?