
Scaër, en cette fin du mois d’août, est un bourg endormi. Pas un chat dans la rue, des magasins fermés, l’église fermée elle aussi. Quelques rares marcheurs sur la magnifique voie verte, une remarquable médiathèque plongée dans le silence, de nombreuses places vides sur le parking devant la mairie, en vitrine le souvenir de Youenn Gwernig né dans la commune et la mémoire d’un temps où ce fut un important centre de compétitions de Gouren. Mais entrez donc, sur la place centrale, dans le Centre Auguste Brizeux, et là, croyez-moi, ça décoiffe !
Un bel espace d’exposition lumineux accueille un artiste bien connu à Brest : Pierre Cloarec. Quand je dis « bien connu », je ne parle pas de grande célébrité, mais d’une reconnaissance de celles et ceux, comme moi, qui l’ont suivi à la trace dans les rues de Brest, sur les murs où il collait ses œuvres éphémères. Des visages, des visages de femmes, toujours la même sous diverses formes, femme obsessionnelle, mystérieuse, en affiches, en pochoirs, en papiers collés, travail à l’encre de Chine, retravaillé à la couleur, repris, modifié et enrichi d’aquarelle, de gouache, dessins revisités par le travail de la photographie. Quand je voyais les collages de Pierre Cloarec sur les murs de Brest, je ne pouvais m’empêcher de penser au récit légendaire de Pline l’Ancien : Un soir, un jeune soldat rend une dernière fois visite à sa fiancée. Sa lampe projette son ombre sur le mur et la jeune fille trace rapidement cette silhouette sur la paroi pour conserver l’image de son bien-aimé. Il me faisait rêver.
Pierre collait sur le port, dans son quartier de la rue de la République, place Guérin, à Kéruscun, Kérivin, sous les ponts qui enjambent la Penfeld… Les murs gris de Brest se prêtent bien au « street art », cet art des endroits publics, celui qu’on retrouve dans nos rues, sur nos murs, les friches industrielles, les endroits délaissés. L’immense succès de l’exposition Banksy aux Capucins de Brest atteste d’une sensibilité particulière de cette ville à l’art urbain, instantané, rapide, fugitif, une ville où la culture hip hop est accueillie et encouragée dans les quartiers. Qu’on ne s’y trompe pas, l’art de Pierre Cloarec n’a pas grand chose à voir avec les tags destinés à marquer un territoire, ni avec les graffitis revendicatifs, un vandalisme trop souvent grossier. Non, l’art de Pierre Cloarec, s’il partage avec le tag et le graffiti le caractère d’aventure et la décharge d’adrénaline, sans doute aussi le caractère frondeur, est juste un art hédoniste qui aurait pris la clé des champs pour fuir les cadres étroits des galeries et des musées, un art libre qui s’offre à tous, généreusement, gratuitement.
Comme les géants de Paul Bloas, un autre colleur brestois à qui, maintenant, on passe commande, les femmes de Pierre Cloarec qui ont hanté la ville relèvent d’un travail artistique réalisé au préalable en atelier. L’esthétique de Pierre Cloarec est classique, forgée à l’école des Beaux-Arts de Quimper, l’esprit lui, est rebelle. Révolutionnaire ? Non, rebelle : juste quelqu’un qui observe, comprend la règle du jeu et décide qu’il ne jouera pas à ce jeu-là.
Le choix du support éphémère en dit long sur l’artiste que je n’ai jamais rencontré : il dit le refus de l’expert, du critique, le refus de l’intermédiaire, il dit le respect pour la ville qu’il ne dégrade pas, il dit une tendresse pour la fragilité du support et pour les caprices de la météo, peut-être aussi pour l’amitié secrète entre lui et le passant admiratif qui va tenter de décoller l’image pour se l’approprier.
Pierre Cloarec peint des visages de femmes presque toujours de face. Des visages qui nous obligent à un face à face. Pas des portraits qui seraient ceux de femmes en représentation, car on ne saura jamais si la personne est réelle ou fictive. Certains de ces visages ne sont que quelques taches d’encre de Chine et font penser à un relief de la grotte d’Altamira, deux yeux surmontés de sourcils, et une bouche : la face réduite à quelques signes, un pictogramme. Aucune mise en scène ne nous indique le contexte, le visage physique est dénudé du visage social, le visage n’est pas mis à distance. Ce face à face obligé devient une rencontre, débouche sur la présence de l’autre. Et voici posée, sans ménagement, la question de l’altérité suggérée sans aucune folklorisation, par des dessins qui évoquent des ailleurs: femme au turban, paysage si minimaliste qu’on pense instinctivement à l’art du lavis japonais (sumi-e), à la fois peinture monochrome et forme de méditation.
Les visages sont présentés en série, à partir d’une même donnée formelle. Une suite continue de visages représentent, dans leur succession, un itinéraire progressif non pas dans la recherche, mais dans une gestuelle créative : « Je ne cherche pas, disait-il, je trouve. Je suis un trouvère ».
Le mot trouvère fait naturellement le lien avec sa poésie. Pierre Cloarec était aussi poète, musicien. Il écrivait beaucoup, n’avait pas d’éditeur, collait, comme il collait ses visages sur les murs de Brest, des extraits poétiques que l’on retrouvait quelquefois sous forme de petits carnets photocopiés – je ne sais comment ils arrivaient là – au restaurant Mac Guigan’s fréquenté par les travailleurs du port de Brest. Ses poèmes s’entendent peut-être plus qu’ils ne se lisent, les mots glissent, roulent en cascade, on y ressent une sorte d’ivresse de l’oralité, et quelquefois, comme dans son texte sur Les rues : « un vertige de la liste » selon l’expression d’Umberto Eco. Cloarec jazze, il swingue, il bebope, on a envie de citer Kerouac « La poésie retourne à son origine, à l’enfant barde ». « Pas de pause pour penser au mot juste mais l’accumulation enfantine et scatologique de mots concentrés ». Il s’en dégage un sentiment de liberté, que l’on retrouve chez les musiciens ou chez les écrivains qui ont réussi à s’affranchir des codes et des carcans de leur art.
Pierre Cloarec n’a jamais cherché la célébrité, la médiatisation. C’était à l’œuvre de s’imposer. Mais le monde ne marche pas comme cela. Il a fait des choix de vie qu’il a payés au prix fort, d’où le titre de l’exposition « Un travail entre beauté et souffrance ». Pierre est décédé à l’âge de 67 ans, l’année dernière. Il avait rencontré l’adjointe à la culture de Scaër et en collaboration avec sa famille, la ville de Scaër – où il a vécu quelques temps – expose un bel échantillon de ses œuvres pour les faire connaître. Exprimons-leur notre gratitude et espérons qu’une exposition sera possible à Brest et Plougastel, ses lieux de prédilection.