Jacques Chérel est président du festival Pêcheurs du monde dont la 15e édition a eu lieu du 19 au 26 mars à Lorient. Face aux difficultés que connaît l’activité de la pêche ces derniers temps, le magazine Le Peuple breton a souhaité lui donner la parole. Entretien.
Le Peuple breton : Peux-tu te présenter rapidement pour nos lectrices et nos lecteurs ?
Jacques Chérel : Président du festival de films Pêcheurs du monde, je ne suis pas en soi un expert du monde de la pêche. Toutefois, grâce à l’expérience cinématographique de plusieurs années, aux rencontres, je peux rendre compte des différents enjeux liés un milieu des travailleurs de la mer. Le festival met en avant la place des hommes et femmes qui sont en contact de la mer, qui alimentent les populations et sont liés à l’avenir de la biodiversité : ce lien nature-humain est un axe central de notre évènement cinématographique.
Le Peuple breton : Depuis 2008, l’association « festival Pêcheurs du monde » diffuse des films sur les pêcheurs et plus largement sur les communautés littorales du monde. Comment le métier de pêcheur a-t-il évolué depuis la création du festival ?
Jacques Chérel : Depuis 2008, la situation a évolué de façon paradoxale. À cette époque, dans l’Atlantique Nord, en Méditerranée, on assistait à un effondrement de la ressource. La profession était accusée de pillage et des campagnes médiatiques se déchaînaient contre les gens de mer. Perçus de tout temps comme les nourriciers des terriens, ils étaient désormais accusés de destruction du milieu marin ! Le festival est né pour donner la parole à ces travailleurs de la pêche afin de rompre avec des clichés réducteurs.
Le métier a beaucoup changé puisque les activités halieutiques sont maintenant encadrées par de multiples réglementations en lien avec les scientifiques mais aussi l’Europe et l’État français. Le pêcheur n’est plus le chasseur ou cueilleur qui cherche à remplir au maximum ses cales en gardant ses petits secrets. Il est aujourd’hui sous contrôle et astreint à des quotas et à des pratiques durables. Avec le concours des scientifiques, il est amené à gérer des espèces et à défendre une biodiversité dont il dépend. Résultat : les stocks de poissons européens connaissent une nette amélioration, ce qui fait dire aux pêcheurs que la ressource est là.
Mais en même temps, la conjoncture est devenue de plus en plus difficile. Elle peut engendrer la désespérance chez certains, comme le rapporte le film Le bateau de mon père de Cyril Bérard (2022). Les effets du Covid et du Brexit, la hausse du prix du carburant et l’inflation se sont ajoutés aux multiples effets du changement climatique. L’espace maritime est accaparé par de nouvelles activités comme les éoliennes, les courses et sports de loisirs, l’exploitation de ressources minières ou énergétiques ; à ce sujet il faut voir Océans, le grand Kidnapping de Matthias Heeder (2019). Les campagnes de disqualification continuent et visent à réduire la pêche à une activité résiduelle touristique. Il n’est pas étonnant que les problèmes de recrutement se posent aussi. Quel avenir pour les pêcheurs ?
Le « Prix des collégiens » de cette édition 2023, La guerre du poisson, bataille dans les eaux européennes, de Philippe Lespinasse (2021), pose précisément la question de la finalité de la pêche : doit-elle nourrir les humains ou les élevages industriels ? Les pêcheurs vont-ils continuer à nourrir directement les hommes ou seront-ils des exécutants dominés par les industries agro-alimentaires ? Pour le moment, le projet d’usine à poissons près de Guingamp est suspendu mais un autre pointe au Verdon (à l’entrée de la Gironde, ndlr)… On en parle aussi sur la Somme, etc.
Heureusement, des sondages, une prise de conscience durant la pandémie, indiquent que les métiers de la pêche sont ressentis comme faisant partie des secteurs vitaux et essentiels. La bonne participation du public au festival en témoigne également. Au final, ce monde des pêcheurs est mal connu et son image repose souvent sur des clichés anciens, déconnectés des réalités. Il y a tout un travail à recréer du lien avec le public en portant le débat sur la pêche du futur.
Le Peuple breton : Le mois de mars 2023 a été marqué certes par les grèves et manifestations contre les retraites, mais aussi par un énorme mouvement de colère des marins-pêcheurs. Vous dites dans le bilan du festival qu’ils « luttent pour leur existence ». Qu’entendez-vous par là ?
Jacques Chérel : Effectivement le festival, par ses films, alerte depuis des années sur les menaces ressenties par la profession en Bretagne, en France et partout dans le monde. Sa colère en mars ne nous a pas étonnés. Il a fallu toute sa détermination pour faire reculer la Commission européenne et obtenir un soutien clair du gouvernement par son secrétaire d’État. Mais la poursuite du plan de casse lancé en lien avec les conséquences du Brexit, la menace d’interdire le chalutage et les mesures d’interdiction liées aux accidents avec des dauphins dans le golfe de Gascogne sont autant de signaux qui continuent d’entraîner l’inquiétude dans les ports. Ce qui est en jeu, c’est tout simplement la disparition des ports de pêche bigoudens et la diminution drastique de celui de Lorient, pour ce qui concerne la Bretagne.
Trop souvent, la parole est donnée à des organisations autoproclamées avocates des océans mais non représentatives. Là où il y a une concertation avec les pêcheurs, comme dans la mer d’Iroise, des solutions sont trouvées pour maintenir l’activité de la pêche et l’équilibre de la biodiversité. Mais les groupes financiers et agrochimiques-alimentaires entendent concentrer les activités et généraliser la production aquacole industrielle. Celle-ci en effet est génératrice de profits, avec ses nombreux intrants (pesticides, produits pharmaceutiques et antibiotiques, recherche génétique, aliments…) sans compter la baisse de qualification du personnel ou la robotisation des taches… L’enjeu pour l’avenir de la pêche est sans doute lié à la place donnée aux gros élevages industriels de poissons.
Le Peuple breton : En 1960, avec l’arrivée de la machinisation et les logiques productivistes, le sociologue Henri Mendras évoquait « la fin de la civilisation paysanne ». Pensez-vous que nous vivions une période identique pour les marins-pêcheurs ?
Jacques Chérel : Il est clair qu’il s’agit de la même évolution. Mais il y a des spécificités propres au secteur de la mer. D’abord, il s’agit non d’une culture mais d’un prélèvement sur un stock halieutique sauvage. Durant les Trente Glorieuses, l’économie était fondée sur le productivisme, la croyance sur le caractère inépuisable de la ressource maritime, le recours à des outils et des navires toujours plus puissants et efficients. Cette course folle a contribué à dilapider les ressources : confer le film Alerte sur la ressource du lorientais Emmanuel Audrain (2002), ami du festival, qui lui a rendu hommage cette année.
Comme évoqué plus haut, des mesures drastiques ont été prises en Atlantique Nord. Les règles strictes de quotas ont permis à la majorité des espèces de ne plus être menacée, même si tous les objectifs n’ont pas encore tous été atteints. La collaboration de plus en plus étroite entre pêcheurs, scientifiques et États a complètement changé la donne dans ce secteur maritime. Ce que le pêcheur a perdu en liberté, il l’a gagné en s’adaptant à la ressource. Néanmoins, il reste toujours à évaluer les effets du dérèglement climatique sur les océans, avec des courants différents, des migrations d’espèces, des cycles contrariés, la variation de l’acidité et de la température des eaux. Il reste donc à prendre des mesures pour réduire les pollutions et tous les facteurs qui contribuent au réchauffement climatique en provenance de l’économie terrestre. La fragilité des populations n’est pas qu’un problème de pêche mais dépend de la bonne santé des larves, par exemple dans les estuaires trop pollués, de la qualité du plancton très liée à celle des eaux.
Le Peuple breton : On entend parfois que la pêche aurait un impact trop fort sur la biodiversité. Sans doute y a-t-il encore beaucoup à faire, mais réduire la pêche, est-ce si écologique que cela ? Sans pêcheur en Bretagne, le poisson devra nécessairement être importé… À moins que tout le monde cesse d’en manger bien sûr.
Jacques Chérel : Précisément, les détracteurs des pêcheurs oublient que le monde de la pêche est soumis à une économie fondée sur la marchandisation et les inégalités des termes de l’échange. Aux États-Unis, au lieu de défendre l’activité locale de la pêche, on a développé les importations des fruits de mer venant d’Asie ou d’Amérique latine. Celles-ci représentent près de 90 % de la consommation. D’une part, cette économie a été très impactée par la crise du Covid avec la fermeture d’usines, d’autre part, son bilan carbone est catastrophique.
Les sociétés importatrices contournent ainsi les lois sociales ou environnementales par l’importation depuis des pays qui n’appliquent pas les mêmes règles, qui vont même pratiquer l’esclavage moderne : voir le film Ghost Fleet de Shannon Service et Jeffrey Waldron (2019). Il y a aussi tout un travail à effectuer auprès des consommateurs pour éviter que la demande reste polarisée sur certaines espèces dites « nobles ». La fermeture des pêcheries en Bretagne aggraverait bien évidemment la dépendance alimentaire avec plus d’importation.
Le Peuple breton : À une époque où l’alimentation prend une place importante dans le débat public, à quelle place pourrait prétendre les produits de la mer ?
Jacques Chérel : Soyons d’abord précis avec cette notion de « produits de la mer » ! Parle-t-on de d’espèces sauvages ou d’élevage ? Nous venons d’en parler. Mais sur un plan international, la FAO n’a de cesse de rappeler l’importance des pêches pour la fourniture en protéines des populations d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine. Le jury jeune et le public ont choisi Stolen fish de Gosia Juszczak (Royaume-Uni/Espagne/Pologne). Il traite du pillage des produits de la pêche en Gambie, détournés pour fournir de la farine de poisson à l’aquaculture industrielle en Chine et en Europe. Un vrai accaparement de la nourriture des pays du sud qui provoque misère et migration. Faute d’avenir, que reste-t-il comme option pour les jeunes sinon de partir ? Ce film avait été projeté dans le cadre de la campagne Alimenterre. Évidemment, ce film a fait écho à Poisson d’or, poisson africain de Thomas Grand et Moussa Diop (2018), découvert par le festival et depuis récompensé dans le monde entier.
Le Peuple breton : Le festival a vocation à laisser voir le monde de la mer et les sociétés qui en vivent. Dans le pays de Lorient, jugez-vous que la population est éloignée de ces problématiques ? On dit pourtant que la Bretagne est une « région maritime »…
Jacques Chérel : En Bretagne, c’est tout l’Armor qui risque de se vider de l’économie de la pêche et ainsi de perdre son âme de vrai littoral vivant. Ce lien ancestral entre terre et mer a forgé les sociétés comme les paysages, il a développé un véritable patrimoine culturel, social et économique inestimable ! En mettant en avant le thème « Terre et mer, quels futurs ? », le festival a rappelé que les causes qui menacent les océans sont essentiellement dues aux pollutions terrestres qui accentuent le réchauffement climatique avec ses effets sur l’acidification et l’augmentation de la température des mers ! Il est donc vital et prioritaire de remédier sur terre à toutes les nuisances chimiques, plastiques et déchets… qui aboutissent dans les océans !
Le film Story of Adyar – River, pollution and floods in India de Siddharth Muralidharan (2021) montre la mauvaise gestion des eaux usées qui détruit l’écosystème. Agir pour la biodiversité, et pour ça, voir Les sentinelles de la Méditerranée de Felix Vigné (2022) qui propose des pistes.
Plus précisément à Lorient, on prétend que l’océan irrigue la ville. Mais dans le quotidien, le lien avec le port de pêche s’inscrit peu dans la vie de la ville. Il reste beaucoup à faire, quelques initiatives de poissonniers, la modernisation des halles de Merville laissent espérer des progrès. Il faudrait aussi des initiatives dans le port lui-même avec des évènements culturels pour mettre en évidence le lien terre-mer, le rapport de l’humain à la mer.
Le Peuple breton : Quelles similitudes voyez-vous entre les pêcheurs bretons et ceux d’ailleurs dans le monde ?
Jacques Chérel : L’ouverture sur le monde est le point fort du festival qui n’a pas cessé d’affirmer le rôle essentiel des pêcheurs pour alimenter les populations, notamment du Sud. En s’adressant au grand public, il a contribué à mieux faire connaître la place des pêcheurs pour assurer la sécurité alimentaire, l’urgence à assurer plus de justice dans les échanges, la nécessité de veiller à la sauvegarde du milieu maritime en associant directement les peuples maritimes qui en vivent. La question de la gestion démocratique de l’espace maritime et des enjeux halieutiques reste encore à approfondir. Les exemples de films cités montrent la commune destinée des pêcheurs du monde !
Plus encore, la programmation du festival montre que notre thématique touche à toutes les problématiques de la vie, à la géopolitique, au patrimoine humain comme à la quête d’avenir. C’est dire combien ce monde des gens de la mer englobe tous les aspects vitaux de l’humanité. Une mention spéciale a été accordée par les deux jurys à Austral de Benjamin Colaux (Belgique, 2022) : les communautés de pêcheurs du Cap Horn font part de leur expérience de vie. Depuis des siècles, ils luttent contre des éléments naturels très durs et la mort est souvent au rendez-vous. Leur énergie vitale a été comme captée par le réalisateur qui nous fait partager sa fascination.
Le documentaire Bruma de José Balado Diaz (Pérou, 2021) est « un très bel éloge de la pêche au nord du Pérou » selon les deux jurys qui lui ont décerné le prix de la catégorie longs métrages. Le cycle de la pêche vivrière est décrit avec trois tableaux particulièrement marquants : la solitude des pêcheurs dans l’attente en pleine mer, le débarquement dans la foule sur la plage, le filetage du poisson par les femmes et le séchage.
Le Peuple breton : Le festival décerne également un prix spécial pour mettre en évidence le rôle des femmes dans l’économie de la pêche. Le métier se féminise-t-il ?
Jacques Chérel : Attention là aussi aux images erronées : il n’y a pas de pêche sans les femmes ! Précisément, un prix spécial est réservé pour mettre en évidence le rôle des femmes dans l’économie de la pêche : le prix Chandrika Sharma – créé pour rendre hommage à la secrétaire d’ICSF*, disparue en 2014 – a été attribué au court-métrage Visages invisibles, voix inaudibles : les femmes et l’aquaculture de Kiran Mittal (2021). Ce film, produit par ICSF, analyse avec finesse et précision l’évolution du rôle des femmes dans l’aquaculture avec le développement de la crevetticulture.
Il a été projeté lors d’une séance spéciale à Larmor-Plage avec le film acadien Femmes capitaines de Phil Comeau (2022) qui montre combien les femmes sont de plus en plus nombreuses sur les navires. D’autres films comme Rio de voces donnaient aussi une large place à la voix des femmes. Enfin, deux longs métrages de fiction – Grand marin de Dinara Drukarova (2022) et le film culte italien Stromboli de Roberto Rossellini (1950) – ont puissamment évoqué la vie de femmes au milieu de pêcheurs. Lors du forum des jeunes des lycées maritimes bretons, ceux-ci ont affirmé que la question de la mixité ne posait pas de problème. Celle-ci est de plus en plus prise en compte dans l’aménagement des navires.
Le Peuple breton : que peut-on souhaiter au festival Pêcheurs du monde à l’avenir ? Vous plaidez pour la création d’un « pôle culturel maritime » par exemple. Qu’entendez-vous par là ?
Jacques Chérel : Le festival plaide effectivement pour la création d’un pôle culturel maritime à Lorient, et ailleurs sur les côtes ! Le dialogue doit être continu, pas simplement le temps d’un festival, avec tous les acteurs du territoire. Il s’agit de valoriser des savoir-faire, des dynamiques, les valeurs humaines des travailleurs de la mer ! Mais attention à ne pas noyer le monde des pêcheurs dans une maritimité tous azimuts. Il y a des priorités à définir et l’alimentation durable des populations en est une ! Il est temps d’affirmer que l’avenir du vivant marin et la gestion raisonnée pour l’alimentation des ressources halieutiques par les pêcheurs vont de pair ! Penser la mer comme une entité à préserver, en lien avec l’humain qui a besoin d’elle pour se nourrir, voilà la mission de notre festival.
* Collectif international d’appui aux travailleurs de la pêche, une ONG internationale qui s’intéresse aux problèmes de la pêche à travers le monde. Il constitue un réseau mondial de militants associatifs, enseignants, techniciens et scientifiques, qui suit l’actualité, effectue des études, facilite des échanges, mène des campagnes d’opinion et diffuse l’information. http://www.icsf.net/fr.html