La bataille de la Sécu : une histoire du système de santé

Sécu

Dans un ouvrage passionnant et ô combien nécessaire par les temps qui courent, l’économiste Nicolas Da Silva revient sur l’histoire de la Sécurité sociale. Loin d’être le résultat d’un compromis national à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la « Sécu » a toujours été un élément de lutte entre partisans de l’État social et ceux ayant une approche auto-organisée : la Sociale.

La santé et plus précisément l’hôpital n’ont pas toujours eu le rôle qui leur est attribué aujourd’hui : soigner les individus. Les hôpitaux généraux créés au XVIIe siècle avaient pour but d’enfermer les mendiants et les populations marginalisées. C’est que la pauvreté était considérée comme une maladie, et ce, jusqu’au XIXe siècle.

Cependant, la révolution de 1789 va être un premier tournant dans le domaine sanitaire. Nicolas Da Silva insiste sur la déchristianisation de la société qui va avoir un impact considérable à la suite de cet événement. En effet, « la foi recule et la charité chrétienne fait place à la bienfaisance : une charité laïcisée. La quantité de dons baissant, le financement des hôpitaux bénéficie de plus en plus de subventions publiques au niveau local » (p. 39). Autrement dit, l’Église se désengage de la gestion des hôpitaux. Celle-ci va être confiée aux municipalités, c’est-à-dire les notables et les bourgeois.

Par la suite, la première révolution industrielle et l’accroissement du nombre d’ouvriers poussent ces derniers à s’auto-organiser. Ainsi, le Second Empire voit la légalisation des mutuelles, des « espaces de socialisation ouvrière ou se pense la transformation sociale par l’auto-organisation ». C’est cette opposition entre contrôle social par la bourgeoisie par l’intermédiaire de l’État et l’auto-organisation qui va être le fil conducteur de l’ouvrage.

La guerre totale comme fondement de l’État social

Le cœur de l’ouvrage reste l’importance des deux guerres mondiales dans l’avènement d’un État social. La guerre a imposé la mise en place de la planification de l’État et par là même sa place centrale dans l’économie et la vie des gens. À l’issue de la Première Guerre mondiale, ce sont près de 3 millions de personnes « qui manquent ». Le pays compte 600 000 veuves et 750 000 orphelins. « La guerre totale créée de nouveaux besoins à une échelle inédite », écrit Nicolas Da Silva. Et il ajoute, que « l’État doit devenir social et assumer la nouvelle solidarité issue de la guerre. Il doit à ses citoyens la contrepartie de l’impôt du sang » (p. 96).

Ordonnance du 4 octobre 1945 relative à l’organisation de la Sécurité sociale © Archives nationales, domaine public

Mais si l’État social est né de la guerre totale, il ne faut pas oublier que des institutions publiques sont nées dans la résistance à l’État, par l’auto-organisation. Cette forme de protection sociale est appelée « la Sociale ». Elle est organisée contre l’État et plus largement contre le capital. C’est cette approche qui est développée dans la seconde partie du livre et qui permet de le rendre fondamental à l’heure où la sécurité sociale est balayée à coup de 49.3.

Construction conflictuelle et mobilisation ouvrière pour la Sociale

L’ouvrage de Nicolas Da Silva revient sur le grand récit de l’« unanimité nationale » de l’après-guerre. Citant Bernard Friot, Da Silva écrit : « Ce qui s’est passé n’a rien à voir avec la saga légendaire d’un programme du Conseil national de la résistance mis en œuvre dans l’unité nationale, des communistes aux gaullistes ». Si les deux forces politiques s’accordent pour une protection sociale plus large, alors oui, il y a consensus. Mais le différend demeure sur la gestion. Qui doit s’en occuper ? L’État (social) ou la Sociale (les salariés, employés, ouvriers) ?

De cet affrontement découle un enjeu de pouvoir entre les gaullistes, partisans de l’État social, et la CGT, défenseur de la Sociale. Pour les premiers, il est insupportable qu’un fonds qui représentait 200 milliards de francs – la moitié du budget de l’État – soit géré par les travailleurs eux-mêmes.

Cependant, aux divisions qui vont toucher la CGT en interne, vont venir s’ajouter une campagne de presse hostile au régime général. Dès 1947, Le Figaro faisait sa une sur la Sécurité sociale qu’il qualifiait de « monstre à cinq pattes qui allaite et dévore ses enfants » (p. 142). Et déjà, on pouvait y lire les « problèmes » que posait « la santé publique » : la fraude et les abus, le vieillissement de la population, l’inefficacité de l’État et de la « Sécu ». Des mantras qui ne cesseront d’être répétés… et qui finiront par porter leurs fruits.

Présentation de l’ouvrage par l’auteur © La Fabrique éditions

La réappropriation du régime général par l’État social

Depuis 1946 donc, l’enjeu est la reprise du pouvoir par l’État du régime de Sécurité sociale. « Il faut réduire l’influence ouvrière, qui a la désagréable caractéristique d’être souvent communiste. Pour reprendre la formule de Gramsci, il faut apprivoiser le Gorille, c’est-à-dire mater la rébellion des classes populaires pour qu’elles acceptent la marche en avant du capitalisme et renoncent à changer la vie », écrit l’auteur. Pour ce faire, en 1968, la réforme du régime général s’inscrit dans le cadre d’ouverture du marché à la concurrence. Il va – entre autre – être décidé de passer d’une caisse unique à trois caisses : la Caisse nationale de l’Assurance maladie (CNAM), la Caisse d’allocations familiales (CAF) et la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV). Pour quoi faire ? « L’enjeu de cette séparation est d’empêcher la solidarité entre les risques : par exemple que les cotisations vieillesses ne comblent pas les difficultés financières du risque maladie », constate Da Silva.

Autre élément de cette réforme, la mise en place du paritarisme. Celle-ci voit une baisse du nombre de sièges par les salariés cotisants : ils passent de 75 % à 50 %. À la grande satisfaction du patronat, qui reprend le pouvoir, du moins en partie.

Le plan Juppé : l’aboutissement du processus d’étatisation et financiarisation de la « Sécu »

Pour la gauche, l’année 1995 reste marquante pour la victoire des cheminots contre la réforme de leur régime de retraite. Mais Nicolas Da Silva note que l’année qui suit est aussi « la totale dépossession des travailleurs de leur régime général. Cette période voit la création du budget de la Sécurité sociale, de la dette de la Sécurité sociale ». C’est depuis cette date que le Parlement discute et adopte tous les ans le budget de la Sécurité sociale : parfois à coup de 49.3…

L’immeuble de la Sécurité sociale à Rennes © 01.camille (Wikimedia Commons)

Le plan Juppé, c’est aussi la création de la CADES – Caisse d’amortissement de la dette sociale – qui, pour faire court, impose à la « Sécu » de financer par elle-même son retour à l’équilibre en empruntant sur les marchés financiers : un choix extrêmement coûteux, puisqu’il faut payer les intérêts de la dette. « L’État préfère ainsi augmenter les cotisations pour payer la dette que pour payer le système de santé », constate Nicolas Da Silva.

Derrière ces choix, demeure ancré – volontairement – l’idée selon laquelle la sécurité est « un gouffre financier ». Pourtant, et c’est l’idée centrale de l’ouvrage, la « Sécu » est en excellente santé financière. Et si déficit il y a, « il n’est en rien lié à une mauvaise gestion mais bien aux crises du capitalisme et aux réponses politiques que l’État y apporte », insiste l’auteur. Par exemple, entre 2008 et 2009, le déficit de la Sécurité sociale est passé de 9,4 à 23,4 milliards d’euros. « Est-ce que cela signifie que les bénéficiaires ont été deux fois plus malades ? », questionne Da Silva. Évidemment que non. En revanche, c’est bien l’instabilité du capitalisme et de ses crises qui mettent les individus au chômage qui menacent le système de santé.

« [Le déficit de la Sécu] n’est en rien lié à une mauvaise gestion mais bien aux crises du capitalisme et aux réponses politiques que l’État y apporte » – Nicolas Da Silva

Les complémentaires santé ou le gaspillage de milliards d’euros

Nicolas Da Silva aborde de façon précise le remboursement et surtout le non-remboursement des médicaments ainsi que le juteux marché des laboratoires pharmaceutiques qui font payer à des prix exorbitants des médicaments qui ne leur coûtent… rien. Accroissant le « déficit » de la « Sécu » et surtout le non-recours au soin de millions d’individus. Il rappelle également la catastrophe que sont les complémentaires santé. Exemple type de ce que l’anthropologue et économiste David Graeber dépeignait dans son ouvrage Bureaucratie (2015), les complémentaires santés sont une sorte de « lose-lose » puisqu’elles coûtent cher et remboursent moins bien les individus. Pour se donner un ordre d’idée, la « Sécu » gère un budget de 206 milliards d’euros, qui entraîne des frais de gestions qui s’élevaient à 7,3 milliards d’euros en 2019. Ce montant était de 7,5 milliards d’euros pour les complémentaires santé qui, elles, gèrent… 30 milliards. « Les complémentaires santé facturent plus cher que la Sécurité sociale pour rembourser sept fois moins de prestations ».

En résumé, cet ouvrage est d’utilité publique face aux puissants discours qui visent à transférer un peu plus au privé le gâteau qu’est la sécurité sociale. La Sociale a été un formidable moyen de soigner les individus peu importe leur niveau de vie. Le processus engagé depuis les années 1990, visent à consacrer une santé à deux vitesses. Sans la lutte, qui est l’histoire de la sécurité, le prix à payer sera élevé, surtout pour les plus pauvres… « Le moment est venu d’embrasser à nouveau l’idéal de la Sociale », conclu Nicolas Da Silva. À bon entendeur…

« La Bataille de la Sécu, une histoire du système santé »,
par Nicolas Da Silva, La Fabrique éditions, 15 €

> Pierre-Alix Pajot

Rédacteur. Formé à la géopolitique et à l'aménagement du territoire, Pierre-Alix Pajot a collaboré à Politis, a été rédacteur en chef du Journal international de 2017 à 2020 dans le cadre de ses études, et écrit régulièrement pour le magazine Le Peuple breton et sur le Club de Mediapart. Ses thèmes de prédilection : la politique internationale et notamment celle des Balkans, l'économie mais aussi le sport qu'il a pratiqué à un haut niveau. Il est aujourd'hui enseignant d'histoire-géographie en Savoie. [Lire ses articles]