Qui ne connaît pas Ali Otmane n’est pas Lorientais. Ou du moins pas militant… Ali est un habitué des mouvements sociaux, reconnaissable entre mille. Ce n’est donc pas une surprise de le retrouver dans l’occupation du Grand Théâtre, une occupation qu’il a rejoint dès le début. Il livre au Peuple breton une vision historique de quelques luttes sociales.
« Je fais partie de la CIP, coordination des intermittents et précaires, créée en 2003. Dans ce collectif, nous militons pour une meilleure assurance chômage, notamment pour ceux qui sont dans l’emploi discontinu. À l’instar de Mathieu Grégoire, sociologue du travail, nous souhaitons un régime double : général pour l’emploi continu et intermittent pour l’emploi discontinu ».
Ali se mobilise pour cette cause depuis de nombreuses années. Depuis le temps, il a acquis une connaissance qu’il partage volontiers aux plus novices du théâtre. Sur ce sujet (et sur d’autres), il est intarissable ! « Aujourd’hui, les chômeurs non indemnisés représentent à la louche 60 %. En 2014, c’était environ 40 %. L’emploi discontinu se développe. Il est donc urgent de changer le système d’intermittence », plaide-t-il. Et de revenir sur les origines du régime : « Il date de 1936. À l’époque, il y a une pénurie de techniciens dans le cinéma. C’est le plein emploi et personne ne veut enchaîner les contrats courts. Le patronat propose de créer une caisse pour salarier les gens entre deux emplois afin de les attirer vers ces métiers. Cela ne concerne dans un premier temps que les techniciens et les cadres du cinéma. »
Il déplore que dans la tête des gens, l’intermittence se résume à la Culture. « C’est une idée qui vient du patronat. Elle s’est développée dans les années 90, en parallèle de l’accélération des contrats précaires. Pour le patronat, il était hors de question de légitimer l’idée d’élargir le régime ! Ils ont donc sorti le joker « exception culturelle ». Et aujourd’hui, les plasticiens, photographes, arts plastiques (…) ne sont pas éligibles au régime de l’intermittence du spectacle, ils ne seraient donc pas considérés comme faisant partie du monde de la culture !
Guitariste, Ali a renouvelé ses droits d’intermittence juste avant le confinement. Avec l’année blanche, il a donc obtenu une prolongation. « Nous sommes soumis aux annexes 8 et 10 (techniciens et artistes) du régime général. J’ai un stock de 507h soit 13 semaines à 39h (régime du chômage). Jusqu’en 1979, il fallait 1000h. À partir de 1979, on est tombé à 520h. Quand on est passé au 39h, on est descendu à 507 ». La conquête des droits s’est arrêtée depuis et aujourd’hui, le régime d’assurance-chômage va précariser davantage ceux qui travaillent de façon discontinue. Même s’il ne craint pas à court terme pour sa propre situation, il a répondu présent à l’appel à occupation, « par solidarité ». « J’ai été au RMI pendant 8 ans. J’en suis sorti en faisant une formation sur le droit du travail. J’ai pris conscience qu’il y avait des pratiques illégales. À partir de ce moment-là, j’ai décidé de défendre mes droits. J’ai exigé d’être déclaré et payé. Tout le monde me disait que j’allais me griller, mais c’est l’inverse qui s’est passé : on te respecte quand tu connais tes droits ! », raconte Ali.
Un autre des combats politiques d’Ali est sémantique : « il faut distinguer le travail et l’emploi ». Un sujet récurrent ces dernières années, mais qui peine à s’imposer dans les esprits. Ali, pourtant, l’illustre de façon évidente : « En tant qu’intermittent du spectacle, je travaille tout le temps, mais je suis employé de temps en temps. En dehors de mes périodes employées, je travaille comme je veux. L’indemnité chômage que je perçois est en réalité un salaire qui reconnaît que je produis entre deux emplois. » Il dénonce la vision étriquée du travail, celle qui ne fait que valoriser le capital que l’on nomme emploi. « C’est celui qui a le pouvoir qui décide de ce qui est du travail ou pas. Le travail domestique n’est pas reconnu dans le PIB actuel, il représenterait pourtant environ 1/3 de celui-ci non comptabilisé. Ce sont les féministes qui m’ont aidé à comprendre cette distinction entre travail et emploi. Et puis, il y a ce qu’on considère comme « improductif », le travail qui « coûte » selon le patronat : les fonctionnaires, les activités hors-marché. Moi, je milite pour plus de travail et moins d’emplois ou plus exactement pour plus de travail libéré de l’emploi ! »
La lutte des classes, Ali la résume à cette question : qui détient l’outil de production ? Il ne s’agit donc pas de « répartir la richesse », mais avant cela de faire en sorte que chacun puisse décider de son travail. Le patronat et les salariés n’ont pas les mêmes intérêts et le rapport des forces évolue. Ali cite l’exemple du régime général de sécurité sociale qui subvertit la sécurité sociale – mise en place dans la deuxième moitié du XIXème siècle. « À l’origine, en 1946, le système est autogéré par les salariés, puis en 1967, c’est devenu à parité salariés/patronat. Étonnant alors que les salariés étaient beaucoup plus nombreux ! En 1991, Rocard a instauré la CSG. L’État a donc pris la main en remplaçant la cotisation sociale par de l’impôt. » Pour Ali, il faut retourner le système dès qu’on le peut. « Quand le travailleur prend conscience que c’est lui qui créé la richesse, il prend le pouvoir avec. Quand tu es libéré de l’emploi, tu décides de ton travail et donc tu es plus productif. Ici, au théâtre occupé, on travaille ! »