Enfin un statut légal pour l’enseignement en langue minoritaire ?

L’enseignement immersif a fini par s’imposer à Saint-Pierre-d’Irube (Pays basque). A1AA1A, CC BY-SA 4.0

Le 10 octobre ont eu lieu de nombreux rassemblements devant les rectorats d’académie de Flandre, Alsace, Pays basque, pays d’Oc, Catalogne et Corse, en soutien à l’enseignement des langues autochtones minoritaires et en protestation contre différentes politiques mettant en péril cet enseignement : réforme du lycée et du baccalauréat, plan langues, refus d’expérimentation de filières immersives dans l’enseignement public.

Cette dernière manœuvre en date de la part des autorités académiques mérite un éclairage rigoureux sur le plan juridique. Après s’être opposée en juillet dernier à une expérimentation immersive en petite et moyenne section à l’école publique Basté-Quiéta de Saint-Pierre-d’Irube (Pays basque), la rectrice d’académie de Nouvelle-Aquitaine, Anne Bisagni-Faure, a brusquement rétropédalé quatre mois plus tard, trop tard néanmoins pour permettre l’ouverture des classes cette année comme prévu.

En juillet, la rectrice s’était dite dans l’incapacité d’autoriser une scolarisation 100 % en basque puisque, selon elle, « la Constitution de 1958 prévoit en son article 2 que l’instruction obligatoire est dispensée en français ». François-Xavier Pestel, inspecteur d’académie des Pyrénées-Atlantiques, avait immédiatement confirmé ce refus, en indiquant qu’il s’opposerait à toute nouvelle expérimentation, et n’excluait pas de mettre un coup d’arrêt aux programmes déjà en place.

Ces prises de position ont suscité un légitime émoi en Iparralde, où citoyens et responsables politiques se sont mobilisés pour être entendus au ministère de l’Éducation nationale. Cette rencontre a eu lieu le 13 octobre, et vu la rectrice déclarer qu’elle souhaitait finalement « une issue favorable » pour ce projet ainsi que les autres à venir. Un groupe de travail doit par ailleurs s’atteler, à partir du mois de novembre, à sécuriser la place du système immersif dans l’Éducation nationale.

La prétendue inconstitutionnalité de l’enseignement public dans une langue autre que le français a plusieurs précédents. Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires, avait déclaré au Sénat en avril 2019 qu’« un enseignement immersif à l’école publique est inconstitutionnel ». En réalité l’article 2 de la Constitution se borne à énoncer, depuis la loi constitutionnelle de 1995, que « la langue de la République est le français ».

Mais il n’en a pas fallu davantage pour qu’en 2001 le Conseil constitutionnel conclut que « l’usage d’une langue autre que le français ne peut être imposé aux élèves des établissements de l’enseignement public ni dans la vie de l’établissement, ni dans l’enseignement des disciplines autres que celles de la langue considérée ». C’est sur cette extrapolation abusive qu’il a bloqué à l’époque l’intégration à l’Éducation nationale des écoles associatives Diwan, qui pratiquent l’immersion en breton jusqu’au CE2, en générant des résultats en français parmi les meilleurs de tout le pays.

Le Conseil d’État avait confirmé ce refus l’année suivante, cette fois en invoquant la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, qui dispose que cette dernière est « la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics ». C’est probablement en référence à ces interprétations que le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a affirmé au Sénat en mai 2019 que « la jurisprudence est très claire », et qu’« on doit favoriser les langues régionales, mais on ne doit pas […] les favoriser à tel point qu’à la fin on ne parle plus français à l’école ».

Législation linguistique excluante

On aura d’emblée compris que l’État français s’est doté d’une législation linguistique des plus excluantes qui soient, en opposition frontale aux recommandations internationales : Pacte relatif aux droits civils et politiques (1966), Convention internationale des droits de l’enfant (1989), Déclaration sur les droits des peuples autochtones (2007), etc., ce qui lui vaut régulièrement des rappels à l’ordre en haut lieu : Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU (2001, 2008), Comité des droits de l’homme de l’ONU (2015), Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe (2017), Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (2018), Conseil de l’Europe (2019).

Pris au pied de la lettre, l’arsenal législatif pro-français interdit l’usage de toute autre langue d’enseignement, quelle que soit la répartition horaire, non seulement dans la filière publique, mais aussi associative et privée (article 1 de la loi de 1994 dite « Toubon », citée précédemment).

C’est peut-être en gage de bonne volonté que des filières bilingues, puis des « expérimentations » immersives, ont vu le jour dans l’enseignement public, légalement reconnues par deux textes : l’arrêté du ministre de l’Éducation nationale du 31 juillet 2001 qui encourage l’enseignement en langue régionale « dispensé soit à « parité horaire », soit par la méthode dite « de l’immersion » qui se caractérise par l’utilisation principale de la langue régionale, non exclusive du français, comme langue d’enseignement et comme langue de communication au sein de l’établissement » ; ainsi que la Convention-cadre relative au développement et à la structuration de l’offre d’enseignement contribuant à la transmission de la langue occitane 2017-2022.

C’est grâce à ces deux textes que des expérimentations immersives ont pu voir le jour dans l’enseignement public : sont-ils en infraction avec l’article 1 de la loi Toubon ? Le Conseil d’État ne s’est jamais prononcé sur cette discordance majeure, qui explique néanmoins pourquoi l’immersion est généralement présentée comme une « expérimentation » : en marge de la loi et donc en position précaire.

Hors des frontières, pourtant, et sans que les autorités souveraines ne s’en indignent, la méthode immersive est majoritairement implémentée par le Réseau des établissements d’enseignement français à l’étranger. Sa raison d’être n’est pas idéologique, mais pragmatique : l’immersion est nécessaire partout où la langue d’enseignement est submergée dans un espace public alloglotte. C’est le cas de chacune des langues autochtones minoritaires de France métropolitaine et d’outre-mer vis-à-vis du français.

Il est grand temps de corriger cette iniquité et de dissiper le flou juridique ; on ne peut être que satisfait de voir le ministère s’y employer enfin, même si le climat glottopolitique rétrograde instauré par Jean-Michel Blanquer n’inspire que peu d’optimisme. Au-delà du ministère de l’Éducation nationale lui-même, il est impossible d’envisager de réels progrès sans modification ou réinterprétation de l’article 2 de la Constitution et de la loi Toubon.

Il est inconcevable que la méthode immersive puisse mettre en péril la compétence des élèves en français ou les principes républicains. On ne peut pas compter seulement sur les filières privées et associatives pour revitaliser ces langues en formant des bilingues compétents, via cette méthode qui a déjà largement fait ses preuves. La protection du patrimoine culturel et des communautés linguistiques autochtones nécessite de légiférer en sa faveur.

 

> Geoffrey Roger

Geoffrey Roger est maître de conférence en linguistique à la University of London Institute à Paris.