Jean Rochefort, « Tout ça, c’est la Bretagne. »

Crédits photo : Gil Serpereau

Il y a deux ans déjà, le 9 octobre 2017, nous apprenions la disparition de l’une des figures majeures du cinéma français : Jean Rochefort. Né à Paris presque par hasard, la vie de l’acteur et sa carrière ont été très marqué par la Bretagne.

Pour commencer, sa naissance à Paris en avril 1930 est due à une vieille superstition bretonne : Jean Rochefort tarde à venir au monde, ainsi une grand-tante originaire du Léon conseille à la mère de l’acteur de faire le tour des églises de Paris à pied pour provoquer l’accouchement ! « Je ne suis pas né à neuf mois, mais à neuf mois et demi, ce qui prouve mon manque d’enthousiasme. Et au bout de quatre ou cinq églises, ma mère a finalement accouché. ». De retour en Bretagne, c’est dans la cité médiévale de Dinan que le futur acteur grandi. La famille Rochefort est solidement ancrée dans ce terroir depuis plusieurs siècles, et le grand-père de Jean faisait visiter la vieille cité en calèche. Cependant, la carrière dans le pétrole du père de Jean force la famille à bouger : Paris, Rouen, Vichy ; seules les vacances d’été chez les grands-parents permettent à Jean de retrouver la terre familiale.

Le jeune Jean Rochefort est très vite fasciné par le cinéma et fréquente régulièrement les salles obscures. Il est marqué notamment par « Tout va bien, madame la marquise » d’Henry Wulschleger, avec le personnage de Yonnick Le Ploumanech, séparatiste breton venu à Paris afin de représenter sa région dans un radio-crochet et qui prend goût à la vie parisienne. L’enfance heureuse et tranquille de Jean bascule quand la guerre éclate et que l’armée allemande envahie le territoire français en 1940. Alors qu’il se trouve avec sa famille à La Baule puis Saint-Nazaire, il assiste au tragique naufrage du HMT Lancastria. Cible des bombardiers allemands, le paquebot sombre avec plus de quatre mille soldats britanniques, les cadavres s’échouant sur les plages traumatisent Jean.

Après la guerre, la famille Rochefort s’installe définitivement en Bretagne quand elle achète un joli pied-à-terre à Saint-Lunaire, où s’installera ensuite la mère de Jean Rochefort après la séparation avec le père qui emménagea à Nantes. C’est dans cette grande ville bretonne que l’intérêt de Jean pour la comédie est né. Il se découvre une passion pour le théâtre, en plus du cinéma que l’adolescent solitaire retrouve chaque week-end après la semaine de lycée. « Nantes, à cette époque, était un endroit d’une mélancolie et d’une tristesse incommensurable. Et j’ai erré dans les rues de Nantes les dimanches de crachin en baguenaudant au désespoir d’adolescent et ça m’a beaucoup enrichi… ». Pendant ses vacances à Saint-Lunaire, Jean retrouve ses amis avec qui il tourne de petits films improvisés sur la plage. Il rêve déjà de devenir acteur : « Je ne me voyais pas vivre ailleurs que dans la fiction. » Et c’est au casino de Saint-Lunaire que Jean Rochefort monte sur scène pour la première fois, pour se livrer à des imitations de Bourvil et de Luis Mariano.

C’est aussi à Saint-Lunaire que Jean se lie d’amitié avec quelqu’un qui va profondément marquer sa future carrière : Pierre Besson, le fils de la dame qui gardait le magasin de souvenirs « Au Petit Bonheur », un garçon rêveur qui a fait les Beaux-Arts. Sur les plages de la petite station balnéaire, ils imaginent leur futur, l’un au cinéma, l’autre comme artiste. Nous retrouverons ce personnage un peu plus loin. Après le lycée, Jean entre au conservatoire de Nantes. Passant un concours, il est le seul de sa promotion à ne pas être reçu. Désespéré, Jean a dix-huit ans décide d’aller à Paris avec son ami Pierre tenter sa chance. Le succès est au rendez-vous.

C’est au Conservatoire de Paris que Jean Rochefort rencontre ceux qui allaient devenir ses meilleurs amis, parmi lesquels Claude Rich, Annie Girardot et Jean-Paul Belmondo, qu’il invite en Bretagne pendant les vacances (Philippe Noiret arrivera un peu plus tard). Dans cette parenthèse enchantée de Saint-Lunaire, il célèbre son (premier) mariage en 1952 entouré par ses amis, notamment Jean-Pierre Marielle qui dormait dans une tente américaine, et qui garda un souvenir mitigé de ce premier séjour : « Effrayé par le paysage, un décor de film fantastique, ou semblait se tapir partout des créatures monstrueuses ou des tueurs aux méthodes raffinées, je planquais un poignard sous mon oreiller, ce qui me permettait de dormir quelques heures. Assurément les vacances les moins reposantes de mon existence. ». Marielle deviendra un grand amoureux de la Bretagne au fil des étés passés avec Jean, et jouera notamment dans Les Galettes de Pont-Aven en 1975, film devenu culte de Joel Séria.

Les années qui suivent, Jean Rochefort débute dans le monde du cinéma, après le Conservatoire arrivent les premiers grands films : Angélique, Marquise des Anges, les films de Philippe de Broca, Le grand blond avec une chaussure noire d’Yves Robert et L’horloger de Saint-Paul de Tavernier, avec son grand ami Philippe Noiret. En 1967, il tourne dans Ne jouez pas avec les Martiens, qui permet à Jean de prendre un bon bol d’air frais dans sa Bretagne natale.

Que la fête commence !

Pour la première cérémonie des Césars, en 1975, Jean Rochefort est récompensé comme Meilleur acteur dans un second rôle dans Que la fête commence ! de Bertrand Tavernier. Dans ce film à succès, l’acteur incarne l’abbé Dubois, conseiller cynique et ambitieux du Régent (joué par Philippe Noiret), dont Saint-Simon disait que « tous les vices combattaient en lui ». Le film tourne autour d’un épisode de la Régence : la conspiration du Marquis de Pontcallec (joué par Jean-Pierre Marielle) visant à proclamer la « République de Bretagne » (dirigée par des nobles) dans une tentative de soulèvement idéalisée avec l’aide de l’Espagne. La rébellion de Pontcallec est un échec, et Dubois saisit le prétexte en attribuant à la conspiration une dimension qu’elle n’a pas pour ainsi pousser le Régent à faire preuve de fermeté, dans une période économique qui s’aggrave après l’échec du système Law, la misère est grande et le peuple s’agite. Le Marquis de Pontcallec est quelque peu tourné en dérision, il rêve de voir sa province, alors appauvrie depuis le règne de Louis XIV, devenir indépendante en se débarrassant du Régent, présenté comme un libéral mélancolique obsédé par la mort. Après un faux procès, Pontcallec et ses compagnons sont condamnés à mort. Leur exécution est suggérée avec une gwerz (complainte traditionnelle bretonne) : Marv Pontkalleg (« La mort de Pontcallec »), interprétée par Gilles Servat.

L’abbé Dubois est un habitué des petits soupers du Régent qui rêve de devenir archevêque et ne recule devant rien pour y parvenir. C’est un rôle que Jean a adoré joué, surtout quand il s’agissait de lancer des injures dans une église, il racontera plus tard : « Jouissif est faible ! Et piétiner ce qui nous as fait peur, c’est-à-dire, l’Église, les calvaires, le granite, l’Ankou, tout ça a terrorisé des gamins, et dire : ’’Nom de Dieu, de bordel de merde, j’y arriverai jamais avec ces burettes !’’ parce que l’abbé apprend à dire la messe, j’étais au bord de l’érection ! Moi on me menaçait toujours avec le diable ! »

Le film a beaucoup de succès à sa sortie dans les salles, la critique est majoritairement bonne. Cependant, beaucoup d’universitaires se montrent plutôt hostiles au film, à l’exception notable de l’historien Pierre Goubert, En 1977, l’émission Dossier d’écran présentée par Alain Jérôme consacre une soirée au film en invitant plusieurs de ces universitaires dont Jean Meyer, Bercé, et Goubert. A l’exception de ce dernier qui soutient que le film montre bien l’état de la société française au début du XVIIIe, tous s’accordent à dire que le film ne va pas assez loin dans la représentation de l’histoire, qu’il renforce les idées reçues sur la noblesse et la Régence, que l’affaire Pontcallec est stéréotypée et injurieuse pour les Bretons. Outre le César remporté par Jean, le film reçoit le César du Meilleur scénario original, le César du Meilleur réalisateur pour Tavernier et le César des meilleurs décors. Décors qui comprennent en partie des paysages bretons comme la côte sauvage de Landunvez, le Morbihan, les Monts d’Arrée avec le Mont Saint-Michel de Brasparts ainsi que le château de Tonquédec.

« Le Crabe-Tambour, c’est un des films de ma vie. »

En 1977 sort un autre film très important dans la carrière de Jean Rochefort, dans un registre très différent de Que la fête commence ! : Le Crabe-Tambour de Pierre Schoendoerffer. Il s’agit de l’adaptation d’un roman à succès inspiré d’une histoire vraie, celle de Pierre Guillaume, lieutenant de vaisseau ayant participé à la Guerre d’Indochine puis au putsch d’Alger en 1961. Dans ce film, Jean Rochefort joue le rôle du commandant d’un escorteur d’escadre en mission sur les bancs de Terre-Neuve. Son personnage est atteint d’un cancer du poumon et effectue son dernier commandement. Il se confie au médecin de bord (joué par Claude Rich) et révèle souffrir aussi d’un manquement : celui de n’avoir pas pu tenir sa parole donnée au fameux lieutenant qu’il espère recroiser pendant son ultime mission.

Jean a lu le scénario par hasard, « Immédiatement, j’ai téléphoné à Schoendoerffer. Je n’avais jamais fait ça ; mais j’avais des points communs avec le personnage. » Outre le fait qu’il soit breton et que son frère soit amiral dans la Royale, Jean Rochefort est profondément marqué à cette époque par une tragédie : son grand ami de Saint-Lunaire, le fameux Pierre Besson, lutte vaillamment contre un cancer en phase terminale. L’acteur racontera plus tard : « Je me suis nourri extraordinairement de cet homme qui a été très, très important pour moi, et c’est pour lui en grande partie, pour faire le lien avec la Bretagne, que j’ai eu le courage de téléphoner à Pierre Schoendoerffer, pour lui dire que je voulais faire le commandant du Crabe-Tambour. (…) J’ai réussi à le convaincre. Et c’est en hommage à Pierre, entre autres car je trouvais le scénario sublime, que j’ai tourné ce film. Tout ça, c’est la Bretagne. »

Le réalisateur n’est pas convaincu au début, il voit Jean Rochefort comme un acteur comique. Mais Jean insiste et argumente, se déclarant prêt -sacrifice suprême- à raser sa moustache ! « Il m’a semblé qu’il était temps, que j’avais l’âge de commencer à jouer des personnages près de l’érosion, faisant le point avec eux-mêmes, et c’est pour ça que j’ai été extrêmement impudique, chose que je n’aime pas faire d’habitude. » L’acteur se retrouve aussi dans son personnage par sa nature réservée, sa mélancolie, et un certain attachement à des valeurs qui ne sont plus à la mode, comme la promesse donnée et tenue : « C’est le premier rôle pour lequel je n’ai pas eu l’impression d’être acteur » confiera-t-il plus tard.

Capture d’écran du Crabe-Tambour

Le tournage a été très rude, puisque l’équipe du film (six acteurs et quatorze techniciens, en plus du véritable équipage) a passé deux mois sur l’escorteur parti de Lorient, affrontant d’impressionnantes tempêtes au cœur d’un hiver glacial. Jean Rochefort, très émouvant dans le film, est véritablement entré dans la peau de son personnage, au point d’avoir les larmes aux yeux quand il passe le commandement, et de s’isoler après le tournage. Peu de temps après la sortie du film, un succès, Pierre Besson décède. Jean se rend chez lui à Saint-Lunaire pour un dernier adieu à son mentor (en hommage, il prénommera son fils cadet Pierre). En février 1978, Jean Rochefort reçoit le César du Meilleur acteur pour Le Crabe-Tambour. Le film remporte aussi le César du Meilleur acteur dans un second rôle pour Jacques Dufilho qui joue le chef mécanicien racontant des anecdotes sur le Pays Bigouden.

Fidèle à la Bretagne

Ce qu’on retient souvent de Jean Rochefort c’est sa grande passion pour les chevaux et l’équitation qui le faisait assister au jumping international de Dinard presque chaque année. Mais c’est avant tout son rôle dans certains films, à commencer par Un Éléphant ça trompe énormément d’Yves Robert, « un chef-d’oeuvre d’humanisme » dira Jean après avoir lu le scénario. Cependant Jean Rochefort joue aussi dans des films moins connus et liés à la Bretagne, comme en 1979 avec Le Cavaleur de Philippe de Broca (réalisateur de Chouans !), tourné dans le golfe du Morbihan. Il passe six semaines dans le Finistère (Quimper, Locronan, Douarnemez et Châteaulin notamment) en 1980 pour le tournage de Chère inconnue de Moshé Mizrahi, avec Simone Signoret. La Bretagne, Jean Rochefort n’y retourne pas seulement pour les chevaux et le cinéma, puisque chaque année, surtout l’été, il se rend chez lui à Saint-Lunaire avec ses enfants, en passant souvent par Dinan. C’est justement là qu’en 2005, Jean joue les deux dernières représentations de son spectacle « Heureux », au Théâtre des Jacobins. A cette occasion il confie au journal Petit Bleu : « Dinan, je m’y sens mieux qu’ailleurs. » L’émission « Envoyé spécial » dresse un portrait de lui au même moment, l’acteur y raconte ses souvenirs de jeunesse sur les plages de son enfance, évoquant aussi la figure de Pierre Besson. En hommage, le maire de Dinan lui remet la médaille de la ville et on donne son nom à un auditorium du centre des congrès. Mais l’hommage qui a le plus « touché son cœur de Breton », c’est quand il est désigné pour devenir le parrain du Phare de la Vieille, situé entre la Pointe du Raz et l’île de Sein ! Enfin en 2015, il est choisi pour être président du jury du festival du film britannique de Dinard.

Jean Rochefort disparaît le 9 octobre 2017. Quelques semaines avant, pendant l’été qui a vu disparaître son grand ami du Conservatoire Claude Rich, Jean a effectué un dernier séjour dans sa Bretagne. A peine remis d’une récente hospitalisation, l’acteur se rend chez lui à Saint-Lunaire, « comme pour s’imprégner à jamais de cette mer bretonne qu’il avait tant aimée ». « Sur la digue de la plage de Longchamp, une fin d’après-midi empreinte d’une forte luminosité, à marée haute, il se perd dans la contemplation des vagues qui claquent fort et forment des gerbes d’eau. Assis sur un banc, droit comme un I, le regard acéré, il fixe l’horizon au loin, en s’enivrant du soleil et du grand vent qui souffle dans ses cheveux et sur sa moustache. ». C’était une personnalité haute en couleur, avec sa voix inoubliable et sa moustache emblématique. Il était populaire par son humour, sa légèreté et sa bonne humeur qui cachaient une profonde mélancolie et un goût pour la solitude. Un épicurien angoissé qui avait gardé une âme d’enfant. Si la Bretagne a bien marqué sa vie et sa carrière, Jean Rochefort aura aussi sans aucun doute marqué les Bretons. Salut l’artiste !

Bibliographie :

– GUERAND Jean-Philippe, Jean Rochefort, prince sans rire, Paris, Éditions Robert Laffont, 2017.

– HAFFEMAYER Stéphane (dir.), Révoltes et révolutions à l’écran : Europe moderne, XVIe-XVIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

– ROCHEFORT Jean, Ultime : Jean Rochefort, interview et conversations, Paris, Éditions Nova, 2018.

– LE CORRE Didier, « Jean Rochefort, un grand homme bienveillant et facétieux », Bretons, Éditions Ouest-France, novembre 2017, numéro 136.

> Kaynann Guérin

Kaynann Guérin étudie l’histoire à l’Université Rennes II et se dirige vers les concours de la conservation du patrimoine. Membre de la SPREV, il est également membre de Rubrikenn istor Breizh.