La langue bretonne est-elle une langue innommable ?

Langue bretonne, langue invisible ?

Langues de Bretagne, langue régionales, langues de France. Est-il si difficile de nommer les langues ? Ne pas le faire est-il une manière de les rendre invisibles ?

Malgré sa légitimité démocratique, la demande de co-officialité de la langue corse portée par la Collectivité territoriale de Corse s’est heurtée à une fin de non-recevoir de la part du gouvernement. La demande de reconnaissance formelle par l’État des langues autochtones parlées sur son territoire continue à être perçue comme une attaque frontale au dogme de l’unicité linguistique de l’État. Les dernières déclarations du Président de la République souhaitant que le français soit la première langue parlée dans le monde montrent également à quel point la nostalgie d’empire, loin de régresser, imprègne toujours les plus hautes sphères du pouvoir en France.

Il existe néanmoins une différence de statut entre le corse et le breton. La langue corse bénéficie d’un statut spécifique, d’une loi en faveur de la langue et de son enseignement. La langue bretonne, elle, n’existe pas spécifiquement en droit français. Elle est intégrée dans un vaste ensemble aux contours imprécis nommé soit « langues de France » soit « langues régionales ». L’appellation « langues de France » permet à l’État de s’approprier les langues autochtones parlées sur son territoire. Avec cette définition, elles n’appartiennent donc plus aux peuples qui les parlent mais bien à l’État qui peut donc en disposer comme bon lui semble. L’appellation « langues régionales » renvoie, elle, à une politique de hiérarchisation entre les langues, c’est une expression qui exprime une volonté de diglossie organisée entre, d’une part, une langue supérieure (le français) et, d’autre part, des langues inférieures dont le breton fait évidemment partie. Enfin, le nombre particulièrement élevé de « langues de France » listées – au moins 75 selon le rapport de 1999 commandé à Bernard Cerquiglini, l’ancien Délégué général à la langue française et aux langues de France, organisme officiel rattaché au ministère de la culture et de la communication – permet de déplacer le débat du terrain politique (reconnaissance du breton, du corse, du catalan, du basque, de l’alsacien, de l’occitan et du créole) vers un terrain strictement patrimonial. En effet, le breton y apparaît au même plan que le bourguignon-morvandiau, le yiddish ou l’arménien occidental. Tout le monde conviendra ainsi qu’avec 75 langues la France ne peut en reconnaître qu’une : le français.

Qu’en est-il en Bretagne ?

En Bretagne, le mouvement linguistique breton s’est positionné depuis au moins 150 ans autour d’une demande de reconnaissance de la langue bretonne (dans l’enseignement, les médias, la vie publique, etc.) à côté du français. Ce mouvement, dans sa grande majorité, n’est pas un mouvement de rejet de la langue française. Il exprime plutôt une demande de prise en compte de la spécificité bretonne en revendiquant la construction progressive d’un bilinguisme sociétal équilibré. Ce mouvement, d’abord dirigé contre la politique de l’État s’est, avec les lois de décentralisation, peu à peu réorienté vers les collectivités locales, d’abord vers les départements puis, de plus en plus, vers les communes et le Conseil régional de Bretagne. Au-delà du financement des écoles Diwan, le Conseil régional de Bretagne s’est surtout intéressé à la langue bretonne à partir de l’élection de Jean-Yves Cozan en 1998 chargé de « l’identité régionale et de la culture ». Il n’est, à l’époque, pas encore question de politique linguistique. À partir de 2004 et de l’arrivée des socialistes au conseil régional, Jean-Pierre Thomin fait voter un premier plan de politique linguistique qui reconnaît l’existence du breton et du gallo. Une chargée de mission est recrutée, elle sera en charge de la « mission langues bretonnes », au pluriel (comprendre breton et gallo). En 2010, Lena Louarn succède à Jean-Pierre Thomin et en 2012 un nouveau plan de politique linguistique plus étoffé et plus précis est voté. La « mission langues bretonnes » évolue et devient un service à part entière : le SLAB (service langues de Bretagne). Notons que, bien que le texte voté en 2012 s’intitule « Une politique linguistique pour la Bretagne », la notion de politique linguistique continue à être absente du nom du service.

Les expressions « langues bretonnes », puis « langues de Bretagne » qui l’a remplacé, peuvent a priori paraître non connotées (souci de prise en compte croissante du gallo) mais dans les faits elles ont pour résultat d’escamoter la spécificité des revendications qui portent sur la langue bretonne, cœur du conflit linguistique breton. Derrière « langues de Bretagne », c’est bel et bien le breton qui disparaît. Et pourtant, la langue bretonne, c’est environ 96 % du taux d’intervention du Conseil régional dans le domaine linguistique, l’écrasante majorité du mouvement associatif, des acteurs et bénévoles, des manifestations culturelles et revendicatives, des médias, de l’éducation, de la formation, de l’animation, de l’édition, etc.

Ces dernières années, les mots « langue bretonne » ou « breton » paraissent moins présents dans les communiqués du Conseil régional de Bretagne traitant des questions linguistiques. Il semble que l’expression englobante « langues de Bretagne » soit de plus en plus privilégiée. Ceci n’est pas anodin car cette expression ne recouvre pas les langues historiquement parlées en Bretagne, elle ne concerne pas la langue française. L’expression « langues de Bretagne » concerne uniquement le breton et le gallo. De plus, elle ne rend pas compte non plus de la distance entre la situation sociolinguistique du breton et celle du gallo, on pourrait donc croire que le niveau de revendication et de conscience linguistique est équivalent, ce qu’il n’est pas. La politique linguistique actuelle n’apparaît donc pas véritablement dirigée contre la diglossie, cette disparité de statut entre le breton et le français. À l’inverse de la Corse ou du Pays basque, les contours d’une future société bilingue en Bretagne n’apparaissent pas clairement. En fait, le conflit linguistique entre le breton et le français est le plus souvent évacué par les collectivités bretonnes, non exprimé, au profit d’un impensé qui peut s’incarner dans l’expression récente « langues de Bretagne », vues comme des langues traitées à part, en dehors de toute relation avec la langue dominante qu’est le français.

Ainsi l’on peut considérer que les expressions « Langues de France », « Langues régionales » et « Langues de Bretagne » participent toutes à leur manière d’une volonté de déni du conflit linguistique car elles séparent le statut de la langue française de celui du reste des langues parlées sur le territoire. En Bretagne, elles tendent aussi à masquer la demande sociale démocratique de co-officialité du breton vis-à-vis du français en évitant autant que faire se peut de mentionner le nom même de la langue concernée. Tant et si bien que l’on peut se demander, la langue bretonne n’est-elle pas en train de devenir une langue innommable au sein même de la politique linguistique régionale, l’éléphant dans le magasin de porcelaine que personne ne veut vraiment voir ?

> Jean Roudaut

Pseudonyme. Jean Roudaut est le prête-nom officiel du Peuple breton. Il permet à des personnes, qui pour des raisons professionnelles ou personnelles ne peuvent s'exprimer sous leur véritable identité, de livrer leur réflexion malgré tout. Ce pseudo existe dans le magazine papier et sur le site d'information Lepeuplebreton.bzh. Pour proposer vos textes, contactez la rédaction.