L’esprit de révolte est l’un des marqueurs de l’identité douarneniste. Depuis des mois, la colère gronde à nouveau dans la cité penn-sardin. En cause, le projet de transformation de l’Abri du marin en appartements de luxe alors même que l’accès au logement s’avère problématique pour de nombreuses personnes. Une pétition contre le projet a réuni près de 30 000 signatures.
L’attachement des habitants à leur Abri du marin s’est exprimé lors d’un grand rassemblement populaire sur le Rosmeur le 5 novembre dernier. Il faut dire que l’édifice au crépi rose, inscrit au titre des Monuments historiques en 2007, a un cachet particulier.
Un héritage social et maritime du philanthrope Jacques de Thézac
De 1900 à 1933, une douzaine d’Abris du marin sont construits sur la côte bretonne, entre Roscoff et Belle-Île. Leur fondateur est Jacques de Thézac (1862-1936), un yachtman originaire de Saintonge et installé à Sainte-Marine. Il est sensible aux idées du catholicisme social et veut améliorer le sort des marins pêcheurs.
Il commence par publier un almanach qui réunit de nombreuses informations maritimes, de la vulgarisation scientifique et de la propagande antialcoolique. L’Almanach du marin breton connaît dès sa première édition en 1899 un immense succès. En parallèle, Jacques de Thézac crée l’Œuvre des Abris du marin dont le but est d’offrir aux pêcheurs des « centres de réunion, de délassement et d’instruction ».
L’Abri du marin est conçu comme un foyer d’animation et de culture, géré par un gardien à la morale exemplaire, une sorte d’alternative conviviale aux bistrots. Dans la grande salle, les pêcheurs profitent d’un repos mérité, jouant aux cartes, aux dominos ou aux dames, buvant une tisane d’eucalyptus tout en racontant leurs fortunes de mer.
Certains jours, le lieu accueille un conférencier venu prêcher la tempérance ou fournir des conseils d’hygiène. L’Abri dispose d’une bibliothèque et sert aussi de lieu de formation, des hommes compétents y dispensant un enseignement professionnel : cartographie, matelotage, mécanique, électricité, radiophonie, etc.
À Douarnenez, l’un des plus beaux Abris selon les plans de l’architecte René Darde
Dès 1900, Jacques de Thézac veut créer un Abri du marin à Douarnenez. Mais il se heurte au refus du maire de lui accorder un terrain à bâtir à la pointe du Rosmeur. Il est contraint de se replier sur le port de Tréboul mais, là aussi, ses démarches sont entravées. Les bistrotiers craignent pour leurs affaires… Ce n’est qu’en 1912, à la faveur du changement de municipalité, que Jacques de Thézac obtient la concession du terrain convoité, rue du Môle, l’actuelle rue Henri-Barbusse, face au « grand port ».

L’imposant bâtiment reflète la prospérité de l’Œuvre des Abris du marin à la veille de la Première Guerre mondiale. Il présente en façade des fenêtres dérivées du modèle des Abris de Roscoff (1909) et de Sainte-Marine (1910), grâce au concours de René Darde (1883-1960), un jeune architecte qui deviendra plus tard l’un des chefs de fil du style néo-provençal sur la Côte d’Azur.
60 ans au service des marins et de leurs familles
À peine achevé, l’Abri du marin est réquisitionné en 1914 pour servir de caserne à une unité du 151e régiment d’infanterie. Il est rendu en mai 1917 et n’est ouvert aux pêcheurs qu’en novembre, à la suite de travaux d’aménagement financés par Louis Béléguic, un fabricant douarneniste de filets de pêche. Le gardiennage est confié à Athanase Le Rouge, maître pilote et auteur d’instructions nautiques dans l’Almanach du marin breton.
Après 1936, le champ d’action de l’Abri du marin évolue : permanences de « résidentes sociales », cours d’enseignement ménager, consultations des nourrissons, paiement des allocations aux veuves de marins, etc. En 1941, Pascal Trocmé est nommé gardien du lieu. Eugène Gourvès lui succède en 1947.

Dans les années 1950, l’Abri est moins fréquenté. Les jeunes lui préfèrent les bistrots possédant juke-box et baby-foot. Dans les années 1960, l’installation de la télévision n’enraye pas le déclin. Le lieu sert de refuge aux « vieux du voisinage » et on y organise chaque année le repas des anciens marins. L’Abri du marin ferme ses portes en 1971 puis est vendu à la commune en 1974.
Pendant 40 ans, le temple du patrimoine maritime. Et maintenant ?
La revue d’histoire et d’ethnologie Le Chasse-marée s’y installe en 1981, suivie par la revue ArMen en 1986. Au fil des ans, il devient le temple du patrimoine maritime en France, avec Bernard Cadoret comme figure de proue.
En 2003, la rédaction d’ArMen quitte l’Abri du marin puis ce sera au tour de celle du Chasse-marée en 2018. S’ouvre alors un nouveau chapitre avec un projet de « Maison des lumières » (expositions, résidences d’artistes, spectacles…) porté par Stéphanie Stein, actuelle propriétaire. Mais faute de relais, le projet n’aboutira pas. Aujourd’hui, « la vigie du Rosmeur » attend une nouvelle destinée, respectueuse si possible de sa belle histoire.