
« Pour en revenir aux pierres de Carnac (ou plutôt les quitter), que si l’on me demande, après tant d’opinions, quelle est la mienne, j’en émettrai une irréfutable, irréfragable, irrésistible, une opinion qui ferait reculer les tentes de M. de la Sauvagère et pâlir l’Egyptien Penhoët, qui casserait le zodiaque de Cambry et hacherait le serpent Python en mille morceaux. Cette opinion la voici : les pierres de Carnac sont de grosses pierres ! » Flaubert, Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne), 1881
Pour beaucoup, le mot « mégalithe » renvoie à une image d’Épinal : d’imposantes pierres, moussues, plantées dans le sol, dont les origines semblent aussi mystérieuses qu’éloignées. Emplies de fantasmes, de légendes et de mystères, elles sont pour certain.e.s communes, croisées régulièrement au détour d’un champ, pour d’autres synonymes d’exotisme et de carte postale comme Stonehenge.
Étymologiquement, le terme « mégalithe » renvoie à une architecture érigée en très gros blocs de pierre et, par extension, à des monuments de forme comparable réalisés en éléments plus modestes. Ce terme est un néologisme construit dans le courant du XIXe siècle à partir de deux mots du grec ancien, « méga » grand, « lythos » pierre. D’abord mentionné par des savants britanniques, il est entériné par le Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique de Paris en 1867. Il sert alors à remplacer le terme de « monuments celtiques » par « monument mégalithique », pour sa qualité descriptive et neutre. Néanmoins il est critiqué dès son adoption car il s’agit d’un terme pauvre sémantiquement. Il ne désigne qu’une pierre de grande taille et englobe ainsi de nombreux ouvrages comme les monuments cyclopéens ou l’obélisque de Louqsor n’ayant pourtant peu de rapport avec d’autres comme Carnac ou Stonehenge. Il convient donc de dissocier plusieurs phénomènes ainsi amalgamés par ce terme : Le mégalithisme, la volonté de transport de pierre de grande taille, le monumentalisme, la volonté de marquer le paysage, l’esprit par un ouvrage de grande taille et l’inhumation en sépulture collective. Nous ne traiterons ici que de ce premier concept.
Le romantisme du XIXe siècle a fait du mégalithisme un phénomène très attaché à la Bretagne, des dolmens et des menhirs une particularité régionale. Toutefois ces mots bretons désignent des pratiques sociales existant depuis des millénaires et présentent dans un grand nombre de sociétés à travers le monde.
Selon la définition du mégalithisme comme « pratique qui consiste à déplacer une pierre dont les dimensions font que son transport à main d’homme nécessite de faire appel à une main d’œuvre importante », le plus vieil ouvrage mégalithique pourrait être la structure annulaire formée par l’accumulation de tronçons de stalagmites de la grotte de Bruniquel (Tarn et Garonne), datée de 176 500 ans av. J.C. Néanmoins c’est le site de Göbekli Tepe en Turquie, daté du Xe millénaire av. J.C. qui est souvent mentionné comme exemple le plus ancien connu de mégalithisme. Il s’agit d’enclos de dix à trente mètres de large dans lesquels sont érigés des piliers en forme de T sculptés de représentations animales et humaines. Il s’agit d’un site iconique dans l’histoire de l’archéologie puisqu’il est souvent considéré comme l’un des premiers, si ce n’est le plus ancien site témoignant de l’apparition du Néolithique au Proche-Orient. Ces deux sites sont marquant dans l’histoire du mégalithisme puisqu’il s’agit des deux seules preuves de comportements mégalithiques par des sociétés de chasseurs-cueilleurs. Nous ne connaissons pas de trace d’habitations sédentaires contemporaines à ces ouvrages.
Selon les travaux de l’anthropologue spécialiste du mégalithisme Christian Jeunesse, le mégalithisme est un comportement que l’on associe majoritairement à des sociétés sédentaires et stratifiées. Il défend que lorsque le mégalithisme est observé, il est souvent synonyme d’ostentation et par extension de pouvoir. « Il est très élevé dans les sociétés hiérarchisées où la compétition pour le prestige est endémique et connaît, en revanche, des fluctuations importantes dans les contextes à pouvoir politique institutionnalisé, où les phases de compétition pour le pouvoir sont entrecoupées de périodes de stabilité ». Ainsi, à Sumba – une île en Indonésie – où de nombreux chefs s’affrontent pour le pouvoir, le mégalithisme est également pluriel et foisonnant, on observe de nombreux monuments funéraires de tailles comparables. En revanche, « il ne peut y avoir, à chaque génération, qu’une pyramide géante en Égypte et qu’un seul château de Versailles dans le royaume de France ». Toutefois il faut faire attention à ne pas attacher le mégalithisme à une ou plusieurs catégories de sociétés tant ses expressions sont diversifiées. Il n’existe pas de « sociétés mégalithiques » mais des sociétés « à » mégalithes. « Des sociétés dans lesquelles la compétition sociale passe préférentiellement par cette forme de monumentalisme architectural que constitue le mégalithisme. »
De plus, ces traditions varient dans le temps. Certaines sont encore vivantes, entre Madagascar et l’île de Pâques, de nombreuses sociétés vivent des cultures dans lesquelles l’on dresse, taille, et transporte d’énormes pierres. D’autres sont éteintes, comme les traditions mégalithiques du Néolithique Ouest et Nord européen. Ces extinctions rendent parfois difficile la compréhension de ces pratiques. Par exemple, à Sumba, l’archéologie montre que le mégalithisme commence dans le courant du premier millénaire après J.-C. La faisant participer à priori aux traditions austronésiennes encore vivace aujourd’hui. Néanmoins, l’étude ethno-historique montre que les monuments identifiés comme les plus anciens par les habitants de l’île remontent à environ 450 ans, laissant une période d’un millénaire vide de compréhension, sans archéologie ni histoire.
La seconde vague mégalithique de l’Europe occidentale, celle des allées couvertes, est aujourd’hui attribuée à une fourchette relativement restreinte. Entre 3400 et 3000 av. J.-C., pour ce qui est de la construction des monuments. Ces derniers continuent ensuite à être utilisés, par les porteurs des cultures qui les ont érigés, pendant une bonne partie du 3e millénaire. Ici aussi, la complexité domine et les essentialismes s’inclinent. Les « dolmens », « menhirs », « alignements », « allées couvertes » et « cromlech » sont bien souvent vus comme des pratiques similaires et comparés, puisqu’il s’agit de grosses pierres déplacées. Néanmoins selon la présence ou non de sépultures, de structures d’habitat1, d’ornementation sur les pierres, de proximités stylistiques, les conclusions que nous pourrons en tirer peuvent varier du tout au tout. Un lieu de sépulture comme l’allée couverte de Saint-Just n’a à priori pas grand-chose à voir avec Carnac, qui reste vierge de toute certitude interprétative. Se rajoute à cette variation de forme et d’expression, interrogeant sur une possible variété de pratiques, les affres et les hasards du temps et de la géographique. La qualité des sols, l’agriculture, les fouilles sauvages, les réutilisations modernes, sont d’autant de paramètres qui peuvent faire encore varier les interprétations. Par exemple, le sol breton est très majoritairement acide, il dissout rapidement les corps et rend l’identification des sépultures très complexe pour peu que les éléments apposés autour du corps soient également en matériaux périssables (bois, graines, plantes, tissus, etc.). Comment identifier un « lieu de culte » d’une « sépulture », d’un marquage territorial ? Comme à Sumba, le temps va faire son œuvre et nous rend distant de cette pratique pourtant à nos pieds. Il ne reste plus qu’à tisser autour de cette amnésie et de ces doutes des récits plaisants à entendre, des légendes, des histoires puis des cultures et des identités.
Ainsi, comme pour de nombreuses autres pratiques sociales, parler de « cultures », de « société » de la pratique, relève d’un réflexe essentialisant. Il n’existe pas de « culture » ou de « société » mégalithique en Bretagne ou en Écosse, mais des « moments mégalithiques », perdus, dans les histoires des cultures et des sociétés variées qui se sont succédé sur ces territoires.
par Sacha Kalcina, médiateur en archéologie
1 Mot d’archéologue pour parler de lieux qui ont potentiellement pu servir pour dormir mais dont il ne sait pas grand-chose.
Une grande partie de cet article se base sur l’ouvrage « Mégalithismes vivants et passés : approches croisées », dirigé par Christian Jeunesse, Pierre Le Roux et Bruno Boulestin, publié en 2016 chez Archaeopress. Nous en conseillons vivement la lecture.