Les familles des victimes du Bloody Sunday toujours en quête de justice

John Kelly @TudiCrequer

50 ans après le massacre du Bogside, la douleur est toujours vive à Derry. Les familles des 14 victimes du Bloody Sunday attendent toujours que les parachutistes britanniques responsables soient jugés. Entretien avec John Kelly dont le frère Michael, 17 ans, a été tué ce 30 janvier 1972.

Peuple Breton : Votre frère a été assassiné il y a maintenant un demi-siècle de cela, quelle importance revêtent pour vous les commémorations du 50 ème anniversaire du Bloody Sunday ?

John Kelly : Oh elles sont très importantes pour commémorer et garder vivant la mémoire de cet événement. Au matin du 30 janvier, 50 ans jour pour jour après le massacre, les gens vont se réveiller, et ils vont se remémorer ce qu’ils faisaient 50 ans auparavant. La plupart des familles, comme moi, ne marchent plus tous les ans. Mais on le fera cette année car c’est le 50 ème anniversaire. Et, quand nous arriverons dans le quartier du Bogside, nous serons entourés des souvenirs de ce tragique jour. On souhaite aussi que le monde sache que les familles n’abandonneront jamais dans leur quête pour la vérité et la justice, les gens n’oublieront jamais ce que les soldats ont fait à Derry. Je crois que ce 50ème anniversaire aura un impact majeur sur les gens, car c’est quelque chose qu’on n’oubliera jamais.

La douleur est toujours présente ?

Oui, bien sûr qu’elle l’est ! Pas simplement à cause des personnes qu’on a perdu ce jour-là, mais aussi à cause des mensonges qui ont été racontés après ça. Vous savez, l’armée britannique a démarré une enquête directement après le Bloody Sunday et de celle-ci découle tous les mensonges sur le Bloody Sunday. Cette première enquête disait que nos proches étaient des membres de l’IRA et des poseurs de bombes, et que ces soldats étaient dans leurs bons droits. Ils ont commis des meurtres ce jour-là, assassiné des gens, mais à partir de cette enquête les assassins étaient protégés par le gouvernement britannique. Donc cela a ajouté à notre peine, et on a du se battre pour prouver l’innocence de nos proches et pour avoir justice.

Une deuxième enquête cependant été menée. Le 15 juin 2010, David Cameron, le premier ministre a reconnu au Parlement que les actes commis par les soldats britanniques ce jour-là étaient « injustifiés et injustifiables ». C’était quelque chose que vous attendiez de la part du gouvernement britannique ?

On ne l’attendait pas vraiment ! Même si je crois que David Cameron n’avait pas d’autres choix que de s’excuser. Cela a été un choc pour les gens quand il a présenté ses excuses. C’était enfin l’acceptation par le gouvernement britannique que leurs soldats avaient tort, que leurs soldats avaient assassiné des innocents. J’étais à Derry quand Cameron s’excusa, avec toutes les familles des victimes, et j’ai applaudi David Cameron pour ce qu’il a fait. Il a finalement accepté les simples faits que des innocents ont perdu la vie ce jour-là des mains de ses soldats.

J’imagine que vous gardez un souvenir très nette de cette journée ?

Oui, je me suis souviens très très bien de cette journée. Nous marchions dans le quartier de Creggan, sur la colline, et c’est la dernière fois que j’ai vu Michael vivant. Il n’avait jamais participé à des manifestations avant, c’était ça toute première marche. Je lui ai parlé au début du rassemblement en lui disant d’être prudent, et je l’ai laissé. Il est allé avec ses amis, et moi avec les miens. Donc nous sommes partis de Creggan et plus nous avancions et plus le cortège devenait important. Quand nous arrivâmes à William Street, à côté du quartier du Bogside, il y avait entre 15 000 et 20 000 personnes. Nous étions supposés d’aller dans le centre-ville, mais l’armée britannique avait mis en place des barrages pour nous bloquer et nous empêcher d’aller jusqu’au bout du parcours. Les organisateurs tournèrent donc vers le quartier du Bogside. Des petits affrontements débutèrent car des jeunes gars étaient vraiment énervés de ne pas pouvoir terminer le parcours prévu. Et c’est là que les tirs commencèrent. Je n’ai pas entendu les premières détonations à cause du bruit, des gens autour. Les parachutistes bougèrent alors, et tout le monde se mit à courir. Et je courus comme tout le monde. Je trouvais refuge derrière une petite structure, où se trouve désormais le monument en hommage aux victimes. Je restais allongé un moment, mais je me décidais à partir, car c’était dangereux. Et alors que je courais, deux balles fusèrent près de ma tête. J’entendis le whoosh des balles passer. Je me mis à l’abri dans une autre rue, et je restais à écouter la fusillade. Je vis un groupe de gens s’activer, je les rejoignis, et deux autres balles passèrent devant moi. Le groupe de personnes entourait alors un corps, celui de Gerry McKinney. Puis, j’entendis un cri derrière moi, c’était mon grand frère, qui m’annonça que Michael avait été abattu. On le mit dans une ambulance, on l’envoya à l’hôpital, où il fut déclaré mort en arrivant. Soldat F, je l’appelle par une lettre de l’alphabet car leur identité est caché depuis 1972. Soldat F a tiré et nous savons que c’est lui car nous avons retrouvé la balle et elle correspond au fusil du soldat F. Soldat F a assassiné mon frère. Cet unique soldat est responsable de cinq meurtres et six tentatives de meurtres. Soient 11 personnes au total. Ce seul soldat.

Jusqu’à maintenant Soldat F n’a jamais été jugé pour ses actes ?

Non. Après la seconde enquête sur le Bloody Sunday, publiée en 2010, le North’s Public Prosecution Service a lancé des poursuites contre le soldat F, pour deux meurtres et cinq tentatives. Mais les charges contre lui ont été abandonnées à cause d’un accord passé entre l’armée britannique et la police qui date du début des années 70. Le deal était que l’armée britannique s’occupait des enquêtes concernant les militaires, et que la police enquêtait sur les morts de civils. Cet accord est surnommé le Tea and Biscuits agreement, parce-que si un soldat tuait quelqu’un, alors, il était questionné sur ce qu’il s’était passé autour d’une tasse de thé et de biscuits. Le soldat F a donc été interrogé sur ce qu’il s’est passé. Mais, les charges contre lui ont été abandonnées car à l’époque où il fit sa déclaration à la police militaire, il avait été ordonné de le faire. Sans aucun représentant légal avec lui pendant l’interrogatoire. La justice a ainsi conclu qu’elle ne pouvait pas utiliser ce témoignage contre lui.

Mais vous n’avez pas abandonné pour autant ?

En septembre dernier, nous avons porté le dossier devant la Cour suprême britannique et nous attendons maintenant sa réponse pour savoir si on pourra traduire en justice le soldat F. On devait avoir la décision avant Noël mais on attend toujours. Je pense que cela arrivera bientôt, ils attendent sans doute que les commémorations soient passées pour rendre public leur décision. On espère que ce jour-là ils annonceront les poursuites contre le soldat F, et contre les autres soldats. Vous savez, il y a 18 soldats impliqués dans les meurtres et les blessures infligées lors du Bloody Sunday. Cinq sont décédés, il en reste 13. Nous disons que ces 13 soldats doivent être poursuivis pour meurtre ou tentative de meurtre.

50 après le Bloody Sunday vous êtes êtes toujours à vous battre pour obtenir justice ?

J’avais 23 ans le jour du Bloody Sunday, J’en ai 73 aujourd’hui. Depuis, moi et l’ensemble des familles sommes impliqués dans cette quête pour la justice. Car tout le monde sait, le monde sait, que nos proches sont innocents, et qu’ils ont été tués par des soldats. C’est aussi simple que cela. Si quelqu’un commet un meurtre il doit faire face à la justice. Le meurtrier de mon frère doit être jugé. Qu’importe quel âge il a. Des gens disent « oh c’est une vieille personne maintenant ». Cela ne change rien. Mon frère qui est mort ce jour-là a le droit à la justice, tout comme les autres personnes assassinées durant le Bloody Sunday.

En juillet dernier, Boris Johnson, le premier ministre britannique actuel, a annoncé un projet de loi visant à empêcher toute enquête sur les meurtres survenus durant la période des Troubles. Que pensez-vous de cela ?

Boris Johnson souhaite un statut de limitation. En d’autres termes, tous les meurtres, tous les assassinats qui ont été commis durant les Troubles, pendant 30 ans, ne seront pas, et ne pourront plus être soumis à enquête. 3500 personnes ont perdu la vie durant le conflit ici. Ce qu’il dit c’est : « il n’y aura plus d’enquêtes, plus de jugements ». On parle ici de l’armée britannique, de loyalistes, et des républicains. Plus personne ne sera poursuivi. En réalité ce qu’il fait, c’est refuser aux gens le droit à la justice et à la vérité. La raison pour laquelle il fait cela, c’est pour protéger les meurtriers au sein de l’armée britannique. Tout le monde le voit bien ! C’est une amnistie pour des meurtres. C’est la première fois que tous les politiques dans le Nord sont d’accord pour demander à ce que cela n’arrive pas. Nous avons le droit à la vérité, nous avons le droit à la justice. Pour tout ceux qui ont perdu quelqu’un pendant ce conflit. Personnellement, je sais qui a tué mon frère, et nous savons qu’il ne sera pas poursuivi si Johnson maintient son projet. Boris Johnson devra mener une énorme bataille pour obtenir cela et nous nous battrons contre lui.

Depuis le Bloody Sunday, votre vie a été dédiée à cette quête de vérité ?

Oui, quasiment. Parce-que je sais ce qui s’est passé, j’étais là. Je sais que des innocents sont morts. Je le sais et tous ceux qui étaient là, les soldats impliqués, les officiers et mêmes les politiciens savent que des meurtres ont été commis sur des innocents, dans cette ville.

Aujourd’hui vous êtes aussi un des salariés du musée de Free Derry. Un établissement, et lieu de mémoire, qui retrace les événements qui ont mené au Bloody Sunday. Est-ce toujours dans cette démarche de vérité  ?

Je suis responsable éducatif au musée, et je suis impliqué ici pour que la vraie histoire du Bloody Sunday soit racontée. Et c’est important pour moi d’être là. Juste avant le Covid, en 2019, nous avons eu notre plus forte fréquentation, avec 38 000 visiteurs. Parmi eux des milliers d’étudiants français. Michael était un jeune gars de 17 ans quand il a perdu la vie, assassiné par le soldat F, et je suis ici pour dire son histoire.

> Tudi Crequer

Journaliste. Tudi Crequer couvre l'actualité - en français ou en breton - avec son regard de Breton installé en Irlande. Il écrit pour Le Peuple breton et de nombreux autres médias parmi lesquels Slate, Dispak, Le Télégramme ou Reporterre. [Lire ses articles]