
Le film « Avec un sourire, la révolution ! » est sorti en 2019. Comme un compte à rebours, il égrène les jours qui ont précédé le vote d’autodétermination en Catalogne qui a eu lieu le 1er octobre 2017 et met en miroir le discours catalaniste d’un côté et espagnoliste de l’autre. Le Peuple breton s’est entretenu avec le réalisateur Alexandre Chartrand sur ces journées fortes en émotions…
Le Peuple breton : Qu’est-ce qui pousse un réalisateur québécois à s’intéresser à ce qui se passe en Catalogne ?
Alexandre Chartrand : Il est facile pour un Québécois de se reconnaître dans ce que vivent les Catalans. Peut-être parce que nous sommes une minorité linguistique dans le contexte nord-américain, et une minorité linguistique qu’on tente toujours d’assimiler. Je sais que dès que je me suis intéressé à la Catalogne, je me suis senti interpellé par ce qu’ils vivaient, parce que j’avais l’impression qu’ils passaient par une trajectoire similaire à celle qu’a suivi le Québec il y a quelques années. En tous cas, j’avais l’impression d’avoir la sensibilité nécessaire – peut-être même un meilleur recul qu’eux – pour traiter de leur destinée collective dans un documentaire.
Depuis le début de ce conflit entre la société catalane et l’Etat espagnol, nous avons coutume de dire qu’il y a un conflit entre d’une part la légitimité et d’autre part la légalité. Qu’en pensez-vous?
C’est là que réside une grande part de la problématique. Parce que la Catalogne n’est pas maître de son destin. Elle n’a que très peu d’emprise sur la légalité que décrète Madrid. L’autonomie dont jouit le territoire catalan en Espagne est plutôt limitée. Même en tentant de modifier le texte légal qui les concerne au premier chef et qui définit leur lien avec l’État espagnol (je parle ici du statut d’autonomie approuvé en 2006), les Catalans ont pu constater les limites de leur emprise sur la « légalité » espagnole, puisque ce texte – qui avait pourtant suivi tous les processus légaux prévus par la constitution espagnole – a pu être démantelé en 2010 par un tribunal madrilène constitué d’une poignée de juges, de non-élus. Voilà pourquoi, selon moi, au lieu de s’engager dans la voie de la légalité, les dirigeants catalans ont choisi d’opter pour la légitimité. Parce qu’à ce niveau, ils ont le contrôle. Ils sont capables, par exemple, de mobiliser des centaines de milliers de Catalans dans les rues de leur capitale pour demander le droit de voter (voir les quantités de participants aux fêtes nationales catalanes, le 11 septembre, de la dernière décennie pour constater leur nombre). Ils utilisent cette légitimité donnée par le nombre pour tenter de forcer la main de Madrid pour qu’on leur accorde ce droit de voter par référendum sur leur autodétermination.
Votre film montre à quel point la société a été essentielle dans le processus d’émancipation catalan. Même si le référendum du 1er octobre 2017 n’a pas permis l’indépendance de la Catalogne à ce jour, peut-on tout de même dire qu’il a fait avancer le débat ?
Malheureusement pour eux, j’ai bien peur que ce référendum ait bien peu d’impact positif sur le débat. Ils ont pu constater les limites de leur emprise sur l’État espagnol. Dans les jours qui ont suivi le vote, ils ont eu droit à un discours méprisant de la part du Roi d’Espagne, puis Madrid a procédé à l’application de l’article 155 de la constitution espagnole, qui s’apparente à un coup d’État étatisé, alors que le pouvoir central prend le plein contrôle de la région en licenciant tous les dirigeants élus démocratiquement pour nommer des ministres depuis Madrid. On a emprisonné les dirigeants catalans avant même qu’ils soient jugés, comme des bandits. Les procès contre les maires et autres élus ayant appuyé le vote sont toujours en cours aujourd’hui. Je peine à voir où les avancées ont eu lieu depuis le vote du 1er octobre 2017. Ceci dit, je dirais la même choses des retombés du référendum québécois de 1995. Après une défaite des plus serrées (49,4 % en faveur de l’indépendance, contre 50,6%), on nous avait assuré que le « message » avait été entendu à Ottawa. Mais 26 ans plus tard, nous attendons encore de savoir quel « message » ils ont bien pu recevoir, parce que le Québec n’a toujours pas paraphé la constitution canadienne.
Quels ont été vos impressions à vous de ces premiers quelques jours de folie, en tant qu’étranger ?
Je suis arrivé au Parlement catalan le 5 septembre 2017 pour suivre les événements de près. J’avais anticipé l’intervention de la police espagnole, mais j’avais mal envisagé l’ampleur de celle-ci. Très tôt, Barcelone est devenue une ville occupée, alors que les 2/3 des policiers anti-émeutes espagnols étaient déployés sur le territoire. Les saisies et les descentes de police dans les journaux se sont rapidement succédés, puis ils se sont attaqués aux imprimeries, aux locaux des partis politiques, toujours à la recherche de la papeterie référendaire. Les interdictions aussi se sont rapidement multipliées : interdiction de publier les publicités référendaires, de manifester, interdiction de parler du vote dans les médias. Les fermetures de sites web se sont enchaînées, atteignant plus de 180 sites fermés par la Guardia Civil, dont les pages web des principaux partis politiques catalans. Puis il y a eu les arrestations. De responsables du vote, puis de fonctionnaires. On a ensuite bloqué les fonds de la Catalogne, toute dépense devant faire l’objet d’une demande à Madrid.
Mais au fur et à mesure que cette répression et ces interdictions étaient mises en place, de plus en plus de Catalans étaient mobilisés et les rues de Barcelone se sont remplies de gens indignés, de manifestants – pacifiques ! – qui demandaient à Madrid de les laisser voter. « Volem votar », « No tenim por » et « Els carrers seràn sempre nostres » étaient les chants les plus fréquemment entamés par les foules. Jeunes, vieux, enfants, hommes et femmes. Les rues centrales de Barcelone prenaient quotidiennement l’allure d’un grand festival où les spectateurs s’entassent pour venir voir leurs artistes favoris. Sauf qu’au lieu des artistes, ce furent des politiques, des leaders syndicaux, des représentants de mouvements sociaux et d’associations. D’où l’idée du titre : Avec un sourire, la révolution !
Parmi les personnalités que vous avez choisi de suivre figure le chanteur Lluis Llach. Il semble avoir un statut particulier dans ce combat ? Tout au long du documentaire, on entend sa chanson, L’Estaca (le pieu)…
J’ai rencontré Lluís Llach pour la première fois lors d’une visite à Barcelone en 2016, un an avant le référendum. J’étais là pour présenter mon documentaire précédent, Le Peuple interdit, et l’un des « personnages » du film, Ferran Civit, était un des élus de la coalition indépendantiste Junts pel Sí, tout comme Lluís Llach. Les deux hommes étaient voisins de bureau, au Parlement catalan. J’étais déjà un grand admirateur de ce véritable monument de la culture catalane, j’avais lu ses romans et écoutait régulièrement sa musique. Je rêvais de l’inclure dans un nouveau film, alors je lui ai demandé sur place, au moment même où il autographiait ma copie de son premier roman, Memories d’uns ulls pintants. Il a accepté, à mon plus grand bonheur. J’ai donc écrit un scénario documentaire qui tournait autour de sa vie, son expérience de l’exil (sous Franco) et j’avais déjà prévu de faire un parallèle entre la fin du franquisme (changement de régime) et le moment du vote (désir de changer de régime). Parfois, la réalité dépasse nos prévisions et ce fut le cas lors de ces événements. Non seulement Lluís Llach a été très actif sur le terrain, comme élu de la coalition JxSí, mais même en son absence, la foule entamait régulièrement sa chanson phare, l’Estaca, véritable hymne anti-franquiste qui revenait au premier plan. C’est certain qu’avec un refrain comme « si je tire un peu par ici, et toi tu tires un peu par là, c’est sûr qu’il tombe tombe tombera », la chanson était toute désignée pour l’occasion. J’ai donc choisis d’inclure la chanson dans le film et d’en faire pratiquement un personnage, en la faisant revenir à quelques occasions afin de tisser un lien plus concret entre le passé et le présent.
43 % de participation malgré 400 écoles fermées, plus de 2 millions de votants, c’est sans doute le plus grand référendum autogéré organisé au monde. Et pourtant, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est toujours nié par la monarchie et le gouvernement espagnol. Pensez-vous qu’un jour, ce principe du droit international sera respecté et que les Catalans pourront voter de façon légale ?
Non. Il pourrait difficilement y avoir un plus grand engagement des Catalans envers l’objectif d’obtenir un référendum légal. Vous le dites vous-même dans votre question. S’ils n’ont pas pu voter malgré cet engagement total, je ne vois pas pourquoi Madrid changerait quoi que ce soit à sa stratégie. Le gouvernement espagnol a le gros bout du bâton et il ne le laisseront pas aller.
Le film décrit paradoxalement l’abandon du Politique au profit de la superstructure qu’est l’État. M. Rajoy a nié jusqu’au bout et refusé de trouver la moindre solution politique, préférant s’appuyer sur le Droit. Cette déresponsabilisation ne prouve-t-elle pas une défaite idéologique ? Quel avenir entrevoyez-vous en Catalogne ?
Vous l’avez peut-être déjà constaté, je suis assez pessimiste quant à la situation catalane. Et je serais le premier content que l’histoire me contredise. J’aime particulièrement l’attitude de Jordi Cuixart, un des prisonniers politiques catalans, activiste social et président de l’organisation non-gouvernemental Òmnium Cultural, condamné à 9 ans et demi de prison pour son rôle dans l’organisation de manifestations pacifiques dans les jours qui ont précédé le vote du 1er octobre 2017. Après avoir purgé près de quatre ans de prison, il affirme que la menace d’être emprisonné ne devrait en rien freiner le travail de ceux qui s’engagent à faire de la Catalogne une République indépendante et membre de l’UE. Il compare son engagement au vieil adage syndicaliste qui veut que le droit de faire la grève se défend en faisant la grève, peu importe les menaces exercées par le pouvoir. Donc, selon Jordi Cuixart, le droit à l’autodétermination devrait se défendre en affirmant leur droit à l’autodétermination, peu importe les menaces de retour en prison que brandit le gouvernement espagnol. Je crois en cet engagement et j’admire la force de caractère de M. Cuixart. Malheureusement, je doute que cet engagement soit porté par une quantité suffisante de dirigeants pour mener à bien leur projet de pays.