
L’appartenance de l’Irlande à l’Union européenne, aux côtés de la Grande Bretagne avant le Brexit, ne doit pas faire oublier l’histoire de leurs relations. En l’occurrence, 7 siècles de domination de « l’île verte » (Erin) par l’empire britannique se sont soldées par une indépendance conquise de haute lutte en 1922.
Les mouvements de résistance successifs, pacifiques ou armés selon la période, ont porté sur différents volets de ce relationnel, religieux, territorial, politique : rébellion de 1798 ; campagnes pour l’émancipation des catholiques et pour l’abrogation de l’Acte d’Union mené par le parlementaire pacifiste et modéré Daniel O’Connell au 19e siècle ; insurrection armée de Pâques 1916 sous la direction (entre autres) du poète Patrick Pearse, du syndicaliste socialiste James Connolly et de la comtesse féministe Constance Markievicz ; guerre d’indépendance et guerre civile qui s’ensuivit ; conflit nord-irlandais, appelé aussi « Troubles » dans la seconde moitié du 20e siècle.
Si l’indépendance a beaucoup tardé à se mettre en place, c’est du fait notamment de la disproportion des acteurs. L’empire britannique, « maître des mers », s’appuyant sur ses nombreuses colonies à travers le monde, fait figure de géant face à la petite Irlande. D’une manière générale, l’identité politique de cette dernière s’est façonnée par différenciation avec celle de sa voisine : une République a été constituée en lieu et place de la monarchie constitutionnelle des Windsor. Le drapeau tricolore, vert, blanc et orange reflète les différentes origines et appartenances, celtique et catholique d’une part et protestante de l’autre, le blanc couleur intermédiaire étant symbole de réconciliation et de paix.
Un parcours culturel cohérent à travers les siècles
La longévité de cette résistance à l’occupant explique, entre autres facteurs, la linéarité du parcours culturel de l’Irlande, qui évolue aussi dans un cadre propice car insulaire. Le plus bel emblème de ce patrimoine étant la langue gaélique maintenue comme première langue officielle, langue de l’administration de l’État enseignée de manière obligatoire, malgré le fait que celle-ci n’est plus parlée actuellement que par 2 % de la population. Une cause de la perte de son statut de langue d’usage : les suites de la grande Famine, qui décima les campagnes irlandophones de 1845 à 1852. Signe d’un lobbying efficace, cette langue celtique a pourtant été promue langue officielle, la 21e de l’Union européenne, en 2007. C’est un bon argument pour les défenseurs des langues minoritaires.
Un autre emblème fièrement revendiqué est celui d’une littérature (anglophone) qui gagna ses galons avec quatre Prix Nobel en un siècle : en 1923 (soit deux ans après la proclamation de l’Indépendance) pour l’œuvre nationaliste de William Butler Yeats, représentant du mouvement littéraire de la Renaissance irlandaise (Celtic revival), en 1925 pour celle du dramaturge d’inspiration socialiste et pacifiste Georges Bernard Shaw, en 1969 pour celle du bilingue Samuel Beckett, descendant de huguenots français, en 1995 pour le poète, barde d’Irlande du Nord, Seamus Heaney, considéré comme le continuateur de Yeats et déchiré par la violence des Troubles. Oscar Wilde reste une référence juvénile et libertaire en matière de subversion, dans une société d’alors très conformiste, corsetée par l’Église catholique. Quant à James Joyce, très populaire, il est considéré comme le témoin privilégié de la vie à la capitale, Dublin.
Bilan du processus et perspectives
A ces titres, le parcours nationalitaire de l’Irlande constitue un exemple à l’échelle européenne. Le maintien d’une culture populaire conviviale et joyeuse, alimentée par un christianisme celtique authentique, en est une conséquence, tandis que d’autres pays occidentaux dont la France, vivent sous le sceau de conflits internes et de violences démultipliés, résultante de contradictions socio-culturelles non résorbées. Signe de cet équilibre, l’Irlande a connu deux présidences féminines successives, celles de Mary Robinson (de 1990 à 1997) et de Mary McAleese (de 1997 à 2011).
La division du pays depuis 1922 avec le maintien de l’Ulster, fortement anglicisé et écossisé, dans le giron de la grande Bretagne manifeste les limites de ce processus, de même que le statut de paradis fiscal du « tigre celtique », il est vrai dans un contexte atlantiste et néolibéral contraignant. L’Irlande abrite les firmes des GAFA, la raison invoquée étant qu’il faut bien assurer un développement économique au pays qui est pauvre en ressources naturelles, ainsi qu’en possibilités touristiques (du fait du climat).
La promotion aux dernières élections du Sinn Fein (1), parti de l’indépendance et de gauche favorable à la réunification des Irlande du Nord et du Sud, s’inscrit dans les suites de la crise économique et géo-politique cristallisée par le Brexit. Lors du référendum de 2016 sur ce sujet, à la différence du pays de Galles et de l’Angleterre, mais en accord avec l’Écosse, la majorité en Ulster a voté pour le maintien dans l’Union européenne. Cela qui a contribué à la détérioration des relations entre l’Irlande du Sud et le Royaume Uni, après deux décennies de calme relatif en conséquence de l’Accord de Belfast. Aux législatives de 2021, l’Écosse a donné une majorité à une coalition indépendantiste et écologiste, le SNP, favorable elle aussi à un maintien dans l’Union européenne. L’avenir dira si ce sont des prémisses d’une reconfiguration territoriale.
Si « comparaison n’est pas raison », il est intéressant pour autant d’esquisser un parallèle entre l’histoire du relationnel Irlande-Grande Bretagne avec celui qu’entretient encore l’État français avec les régions historiques et ultramarines. Nul doute que son adossement à l’empire françafricain, néocolonial, joue en défaveur d’une plus grande autonomie des territoires de la République et d’une conception plus fédérale des affaires européennes et du monde. De l’intérêt d’un regroupement stratégique des différents maillons de cette chaîne, dans une perspective d’émancipation.
(1) Le Sinn Fein (« Nous-mêmes »), dont la présidente est Mary Lou McDonald, est devenu la 2e force politique aux élections de 2020.