La fin du monopole des grands partis traditionnels allemands

« Qui veut Scholz vote SPD. Chancelier pour l’Allemagne » Crédit: Alina Impe

Article co-écrit par Alina Impe et Rémi Carbonneau, à Berlin

Les élections du 26 septembre 2021 en Allemagne ont été historiques à bien des égards. D’abord pour l’effort logistique qu’elles ont exigé : en plus des élections fédérales, l’Allemagne comptait ce jour-là deux élections régionales (celles des Länder de Berlin et de Mecklembourg-Poméranie occidentale) et un référendum berlinois sur la socialisation des grande firmes immobilières privées (acceptée à 56,4% par les électeurs). Cette date aura en outre marqué un renversement de tendance, à tout le moins provisoire, dans le paysage politique allemand : la fin du monopole des grands partis traditionnels. Enfin, ce fut aussi le jour où le Parti social-démocrate (SPD), de manière inattendue, renaissait de ses cendres et redevenait la première formation en importance à l’échelon fédéral, tandis que les partis dits « de l’Union » – l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et son petit parti frère en Bavière, l’Union chrétienne-sociale (CSU) – obtenaient leur pire score depuis leur fondation respective, en 1945 et en 1946.

À l’encontre des prognostiques des dernières semaines, qui donnaient plusieurs points d’avance au SPD, la course s’est révélée finalement plutôt serrée, se terminant avec seulement 1,6 % d’écart entre les deux partis. En effet, qu’il s’agisse des 24,1% de votes arrachés par la CDU ou des 25,7 % recueillis par le SPD, chacun des deux partis traditionnels se retrouve à des années-lumière d’une majorité absolue. Qui plus est, la possibilité de relancer ce qu’on appelle en Allemagne une GroKo (Große Koalition, c’est-à-dire la « Grande Coalition » unissant les deux grands partis), semble cette fois-ci exclue d’emblée, le SPD ayant exprimé clairement, et ce, avant même les élections, sa volonté de ne plus servir de bouche-trou aux chrétiens-démocrates, en tant que partenaire « junior » ; il en allait de sa crédibilité auprès d’un électorat qui s’amincissait d’élections en élections. Il faut se souvenir que les deux partis avaient été contraints de gouverner ensemble par nécessité à l’issue des élections de 2017 (la troisième Groko depuis 2006) du fait de l’échec des pourparlers exploratoires de la CDU victorieuse (33% des voix) avec le Parti libéral-démocrate (FDP) et les verts, en raison du fossé idéologique quai infranchissable séparant ces deux formations à l’électorat surtout urbain

L’heure des faiseurs de roi

Étant donné les résultats des élections et le fait que la CDU et le SPD ne peuvent (ou ne veulent) plus gouverner ensemble, la formation d’un gouvernement de coalition s’appuyant sur une majorité absolue des députés au Bundestag est désormais conditionnelle au ralliement d’au moins deux partis. L’échec cuisant encaissé par le petit parti de gauche alternative « La gauche » (Die Linke) – qui n’a pas su profiter d’un glissement à gauche perceptible dans l’électorat et est entrée au parlement de justesse, dû à d’incessantes querelles internes qui ont terni son image – a fait fondre sa députation presque de moitié (avec maintenant à peine 5% des appuis) et rendu caduque la perspective d’une hypothétique coalition tripartite de gauche. Dans ces circonstances, la balle se trouve maintenant dans le camp des verts et des libéraux.

Malgré le fait qu’ils soient par moments passés dangereusement près de la barre minimale des 5 % nécessaire pour demeurer au Bundestag, le FDP (parti-pivot du système ouest-allemand à trois partis jusqu’aux années 1980) et les verts (apparus en 1980) sortent des dernières élections avec des résultats particulièrement solides, respectivement 11,5% et 14,8% (pour les verts, le meilleur résultat fédéral de leur histoire). Ceux-ci se retrouvent maintenant faiseurs de roi, le succès des discussions exploratoires avec ces deux partis étant décisif pour la mise sur pied de l’une de deux coalitions : une coalition « en feu [de circulation] tricolore » (Ampelkoalition) composée des sociaux-démocrates (rouge), du FDP (jaune) et des verts ; ou une coalition dite « Jamaïque », tout aussi concevable arithmétiquement, composée de la CDU (noir), du FDP et des verts.

Les deux versants de la relève politique en Allemagne côte à côte : ici, les verts berlinois de Bettina Jarasch et le FDP fédéral de Christian Lindner. Crédit: Alina Impe

Pour bien comprendre que de tels glissements, en termes des rapports de force entre les partis, aient pu se produire, il est nécessaire de jeter un coup au paysage politique allemand qui laissait entrevoir déjà certaines métamorphoses depuis plusieurs années, tandis que d’autres changements importants ne sont survenus que dans les derniers mètres de la course, à peine quelques semaines avant les élections.

La descente constante des deux grands partis

L’une des principales raisons de cette nouvelle réalité politique est le déclin lent mais régulier du conglomérat CDU/CSU, qui a été au pouvoir sans interruption pendant 16 ans. Ce déclin a été accentué surtout depuis l’émergence en 2013 de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), le nouveau visage « plus présentable » de l’extrême-droite allemande, inspiré des expériences dans les pays voisins et notamment du Front national français, qui s’est nourri du flanc droit des chrétiens démocrates en capitalisant sur la crise des réfugiés syriens en 2015. Dans ce contexte, la chancelière Angela Merkel, grâce à son style de leadership modéré et à sa réputation internationale, ne put qu’amortir le déclin progressif de son parti.

Les sociaux-démocrates en revanche étaient – à tout le moins jusqu’à tout récemment – en chute libre depuis 1998. D’une part, parce que le profil proprement « social-démocrate » du parti, autrefois fondé pour représenter les travailleurs et les oubliés du capital allemand, s’est effrité avec le temps et a perdu de plus en plus de sa netteté. D’autre part, parce que son rôle répété de partenaire de coalition « junior » de la CDU a porté atteinte à l’intégrité du SPD, entraînant son lot de luttes intestines et faisant apparaître cet ancien parti ouvrier, dont les origines remontent aux années 1860, comme une copie fortement édulcorée de lui-même aux yeux du monde extérieur.

Les bourdes de la CDU et des verts

Le fait que le SPD ait pu remonter d’un bon 5 points de pourcentage lors des récentes élections fédérales, après avoir durement arraché 20,5 % lors des élections précédentes, en 2017, est moins dû à une redéfinition de son programme ou à une promotion réussie de celui-ci qu’à une série de bévues et d’incidents imprévus qui ont marqué la campagne de ses concurrents les plus sérieux et fait apparaître les sociaux-démocrates sous un meilleur jours bien malgré eux.

Les causes du déclin graduel de la CDU, qui s’est accéléré dans les semaines ayant précédé l’élection, sont en partie à chercher su côté de sa tête d’affiche, Armin Laschet, élu fraîchement président du parti en janvier 2021 et candidat désigné de la CDU/CSU à la chancellerie. La lutte pour cette candidature, à laquelle il s’est livré en avril dernier avec Markus Söder, chef de la CSU, a fait les gros titres. Söder, qui est actuellement premier ministre de la Bavière (13 millions d’habitants), était largement favorisé dans les sondages des derniers mois et il semblait avoir de bien meilleures chances de remporter la course à la chancellerie. Mais c’est Laschet, qui est aussi premier ministre de Rhénanie-du-Nord-Westphalie (le Länder allemand le plus peuplé avec 18 millions d’habitants), qui a été le candidat désigné en vertu d’une convention selon laquelle le chef du parti doit également être l’aspirant à la chancellerie. Toute autre alternative aurait été un aveu de faiblesse qui aurait fait perdre la face à l’Union dans son ensemble. Malgré les efforts des deux candidats pour rendre le débat aussi discret que possible, les prétentions du chef de la CSU, beaucoup plus populaire que Laschet auprès des militants de la CDU, ont vite été étalées dans les médias et ont porté ombrage au candidat désigné à la chancellerie.

#laschetlacht

Mais cela ne sera pas le seul faux pas public dans les rangs de l’Union. En juillet 2021, le mot-clic #laschetlacht (« Laschet rit ») est devenu viral sur Twitter : au moment où le président fédéral Frank Walter Steinmeier (dont le rôle politique est surtout protocolaire) appelait devant les caméras à la solidarité envers les victimes des inondations en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, on vit en arrière-plan le premier ministre de ce même Land, un certain Armin Laschet tout souriant, faire des plaisanteries avec quelques collègues. Celui-ci a ensuite tenté de limiter les dégâts avec un tweet plutôt peu convaincant. Mais il sera trop tard pour renverser les effets de cette apparence de manque de déférence et de compassion envers les sinistrés, qui entachera gravement sa candidature. Les dernières semaines avant l’élection s’écouleront sans que Laschet ne commette d’autres erreurs fondamentales, mais le mal était déjà fait : outre cet épisode, plusieurs ne retiendront de sa campagne que des discours tièdes et des réponses insatisfaisantes aux enjeux de l’heure – tels que la hausse des salaires de métiers précaires, l’explosion du prix des logements (particulièrement marquée dans le sud du pays et à Berlin) et les changements climatiques –, le tout scellant sa chute.

Au moins Laschet pourra-t-il se consoler en se disant qu’il ne fut pas le seul à avoir commis des erreurs de campagne. Alors que la CDU coulait tranquillement dans les sondages, les verts se voyaient crédités en avril et mai autour de 25% des intentions de vote – un sommet inimaginable pour ce petit parti entré en 1983 au Bundestag –, faisant même naître l’espoir d’une entrée glorieuse à la chancellerie. Si les craintes croissantes face aux changements climatiques ont donné plus de visibilité aux verts durant les derniers mois, leur programme électoral, fondé sur une ambitieuse politique environnementale orientée sur l’accord de Paris, la justice sociale et le renforcement de la cohésion européenne, avait tout pour attirer l’attention de l’électorat. Qui plus est, le parti arborant le tournesol s’est donné en 2018 une nouvelle co-présidence paritaire composée du populaire écrivain Robert Habeck et de la politologue Annalena Baerbock (plus tard désignée candidate du parti à la chancellerie), qui lui ont insufflé une image plus branchée, moderne et dynamique.

Mais l’euphorie des verts sera de courte durée, car comme Laschet, Annalena Baerbock commettra plus d’un faux-pas pendant la campagne électorale, lesquels lui vaudront à plusieurs reprises une couverture médiatique négative. Parmi ses erreurs de jugements, notons le fait qu’elle ait déclaré trop tard au Bundestag des revenus complémentaires, de même qu’un certain nombre d’inexactitudes dans son curriculum vitae pour embellir ce dernier, ainsi que la découverte d’une trentaine de passages plagiées dans son essai Jetzt: Wie wir unser Land erneuern (« Maintenant : Comment nous renouvellerons notre pays ») publié durant la campagne électorale. Malgré les nombreuses excuses pour ses faux pas et la promesse de s’amender, Baerbock a vu son image de candidate à la chancellerie être durablement endommagée : les intentions de votes dessineront au cours de l’été une lente courbe vers le bas qui s’immobilisera avec à 14,8 % le soir du scrutin. Ironiquement, ce résultat – au goût amère compte tenu des tendances des deux dernières années – représente néanmoins un sommet historique pour le parti qui avait terminé la dernière élection fédérale à 8,9%, après son record de 10,7% en 2009.

Scholz ou l’effet téflon

Et le SPD ? Pendant que Laschet et Baerbock devaient se défendre sur une base hebdomadaire contre de nouvelles attaques, le candidat social-démocrate Olaf Scholz est resté calme, semblant presque immunisé contre les scandales. Pourtant, l’ancien ministre fédéral des finances (2018-2021) a lui aussi prêté le flanc à des attaques capables d’endommager sa campagne. En 2020, des soupçons ont émergé sur sa responsabilité dans une affaire remontant à 2016 alors qu’il était maire de Hambourg : on lui reproche d’avoir, en toute connaissance de cause, laissé prescrire une dette de plus de 47 millions d’euros dues par la banque privée Warburg au fisc de la ville hanséatique (un des seize Länder allemands) pour des transactions illégales, un fait qui aurait été suivi d’une suite de rencontres en 2017 entre des représentants de Warburg et différents membres importants du SPD, incluant Scholz qui s’est montré très peu bavard sur le sujet. À ceci s’ajoute, à peine dix-sept jours avant les élections fédérales, une fouille de la police dans les locaux du ministère d’Olaf Scholz à Berlin à la recherche d’indices dans le cadre d’une enquête lancée par le parquet d’Osnabrück (Basse-Saxe) qui soupçonnait des fonctionnaires du ministère d’entrave à la justice pour avoir retenu des informations sur un important cas de blanchiment d’argent. Mais il semble que Scholz, tout comme Merkel avant lui, qui s’était mérité de la part de l’ambassadeur des États-Unis le surnom de « téflon » il y a quelques années, ait la peau lisse comme le revêtement d’une poêle en téflon grâce à une rare aptitude à ne pas se préoccuper des faits assombrissant son image publique. Ceci vient en outre alimenter un questionnement général à savoir en quoi Scholz s’est-il réellement mieux démarqué que ses deux principaux concurrents durant la campagne électorale.

Sa collègue de parti et de cabinet fédéral, Franziska Giffey, qui se présentait comme candidate au poste de mairesse de Berlin le même jour, a poussé la logique téflon – et le cynisme – à son paroxysme. Après des années de soupçons quant à l’intégrité scientifique de sa thèse en science politique, pour laquelle elle s’était même mérité la mention magna cum laude, une équipe d’évaluateurs déposa en 2019 un rapport accablant identifiant plus de 70 passages plagiés dans le court document de 200 pages, incluant onze pages dont le contenu était plagié à 50-75%. Réconforté par l’attitude complaisante de l’Université libre de Berlin (FUB), qui se contenta d’émettre un simple « blâme », Giffey, alors ministre fédérale de la famille dans le cabinet Merkel depuis mars 2018, s’est vue, contre toute attente, couronnée chef du SPD berlinois en novembre 2020 pour succéder au maire de Berlin Michael Müller. Après avoir effectué sa propre enquête sur le plagiat de son ancienne étudiante et être arrivée aux mêmes conclusions que la première enquête, la FUB finit par lui retirer son titre de docteure en mai 2021, menant à la démission de Giffey de son poste de ministre fédéral. Le dépôt en août d’un troisième rapport par un groupe de chercheurs de la même université – ayant identifié une soixantaine de passages plagiés à différents degrés dans son mémoire de maîtrise déposé en 2005 – ne sera pas non plus en mesure de dissuader Giffey de maintenir sa candidature aux élections berlinoises, qu’elle remportera de peu (21,4%) le 26 septembre devant les verts de Bettina Jarasch (18,9%) et la CDU de Kai Wegner (18,1%). Ce cas n’est pas sans rappeler celui de Karl-Theodor zu Guttenberg (CSU) qui dut démissionner de son poste de ministre fédéral de la Défense en 2011 après s’être fait retiré son titre de docteur pour sa thèse en droit lourdement plagiée.

Le choix de la médiocrité

Fransiska Giffey et le référendum auquel elle s’est opposée qui portait sur la socialisation des compagnies détenant plus de 3 000 unités de logement. Crédit : Rémi Carbonneau

Au sortir des élections fédérales, force est de constater que le succès des sociaux-démocrates à l’échelon fédéral s’est moins appuyé sur une restructuration du parti ou la refonte de son programme que sur le fait qu’il ait pu tirer bénéfice des faiblesses de ses concurrents. Aux yeux de nombreux électeurs, Scholz et son parti incarnaient tout simplement un moindre mal : pour des raisons allant des craintes de segments de la classe moyenne face à la mise en place d’une politique amorçant une réelle transition énergétique, remettant en question leurs privilèges et mauvaises habitudes, à l’éloquent manque de crédibilité de la CDU comme parti défendant les intérêts des « gens ordinaires ». Alors que les verts étaient dépeints comme des partisans de la ligne dure et le « parti des interdictions » (Verbotespartei) n’ayant d’autre vocation que de « punir » les individus à l’encontre de leurs libertés (incluant celle de polluer), la CDU était montrée comme le parti de la corruption, du statu quo social et de la procrastination écologique. À vaincre sans péril, Olaf Scholz triomphera sans gloire – et dans la médiocrité.

Si le SPD berlinois a pu une fois de plus profiter de la structure du vote pour s’assurer la mairie après s’être honteusement fait le complice de Franziska Giffey – structure qui avantage le SPD depuis les années folles du maire Klaus Wowereit qui, le champagne aux lèvres, pavoisait à qui voulait l’entendre que Berlin était « pauvre et sexy » pendant qu’il bradait au privé son parc immobilier –, la courte victoire des sociaux-démocrates fédéraux est cependant loin de sceller la chancellerie d’Olaf Scholz. Il ne saurait être question de prendre pour acquis des électeurs au vote de plus en plus volatile devant une offre de partis toujours plus grande (8,6% des votes sont allés à des partis non représentés au Bundestag). Au cours des prochaines semaines de négociation, les verts et le FDP de Christian Lindner devront d’abord déterminer s’ils sont aptes ou désireux de gouverner ensemble malgré des visions très contrastées du développement durable et de la justice sociale. Dans un deuxième temps, ils devront choisir qui, du SPD ou de la CDU, sera le meilleur capitaine du bateau de coalition.

Devant l’éclatement idéologique et la volatilité grandissante du vote, qui ont marqué la politique allemande des dernières décennies, il sera de plus en plus difficile que deux partis puissent être capables de réunir une majorité absolue et former une coalition à eux seuls. Devant la multiplication et la complexification des enjeux sociaux et politiques – tels le développement durable, l’évasion fiscale, la spéculation immobilière, l’arrivée renouvelée de réfugiés provenant du tiers-monde, la sécurité et le terrorisme, etc. – il semble de moins en moins plausible que chaque parti ait réponse à tout.

 

> Alina Impe

Alina Impe a fait des études en cinéma et en journalisme. Elle travaille comme rédactrice multimédia à Berlin.