
Depuis plus de cent ans, la marinière, vêtement emblématique de la mode de bord de mer, a le vent en poupe. C’est aujourd’hui un vêtement incontournable et indémodable, que l’on voit chaque année se fondre dans les paysages bretons. La marinière, appelée à l’origine le « tricot rayé » est devenue au fils des décennies un symbole de la Bretagne et du Made in France. Pourtant, son histoire, qui se confond pendant une longue période avec celle du costume marin, est très peu connue. Nous allons voir comment un simple vêtement de marin est devenu ce grand classique de la mode constamment associé à la Bretagne.
Comme l’écrit l’historien des couleurs Michel Pastoureau, « il est difficile de déterminer où et quand apparaît chez les marins et les gens de mer l’usage d’un vêtement rayé, ni d’en cerner le comment et le pourquoi ? » Les sources antérieures au XVIIIe siècle sur le sujet sont quasiment inexistantes. C’est en effet au siècle des Lumières qu’on voit apparaître des chemises rayées chez certains matelots de la Marine royale, particulièrement chez les Bretons, à une époque où seuls les officiers ont un uniforme réglementé. Les hommes d’équipage apportent à bord leurs propres vêtements. Il existe néanmoins quelques tableaux anglais et néerlandais de la seconde moitié du XVIIe siècle représentants des batailles navales avec des marins portant des tuniques à rayures horizontales rouges ou bleues. En France, une ordonnance royale de 1825 évoque pour la première fois des « chemises blanches en toile de Plougastel » parmi les fournitures du sac de marin. Mais c’est seulement en 1858 qu’un décret officiel dote les matelots de la Marine impériale d’un véritable uniforme complet. Le tricot rayé en jersey de coton est notamment confectionné à Brest. Ce décret décrit avec précision le tricot rayé avec ses « 21 raies blanches larges de 20 millimètres et 21 raies bleues larges de 10 millimètres. Pour les manches, 15 raies blanches et 15 raies bleues ». Le tricot moule le corps, son col est rond, légèrement échancré et ourlé. Les manches couvrent le bras aux trois-quarts afin de ne pas dépasser de la vareuse souvent portée par-dessus, même si aujourd’hui la marinière se porte le plus souvent seule. Certains matelots vont jusqu’à raccourcir, voire même supprimer, les manches de leurs tricots rayés pour le confort ou pour se donner une apparence plus virile.
Dès lors on peut se poser la question : pourquoi des rayures ? Ce qu’on appelle aujourd’hui la « marinière » est à l’origine un vêtement signalétique qui permet au matelot de se faire reconnaître en toute circonstance, étant donné que le rayé se voit toujours mieux que l’uni. Pour Michel Pastoureau, il y a une autre possibilité : la « chemise rayée » étant un tricot, c’est à dire un vêtement de dessous, tenant chaud et taillé dans un tissu de mailles, sa confection relève de l’art de la bonneterie qui produit surtout des pièces de vêtements rayés depuis le XVIIIe siècle ! Par ailleurs, une légende tenace parle des 21 rayures comme étant le symbole des 21 victoires de Napoléon Ier.
Dans la Marine impériale puis nationale, le tricot rayé est une pièce de l’uniforme propre aux matelots, c’est à dire aux simples hommes d’équipage qui participent à la manœuvre sous la conduite des officiers. C’est donc un vêtement qui situe celui qui le porte en bas de la hiérarchie maritime. Aujourd’hui encore, les officiers de la Marine française qui ne sont pas sortis de l’école navale, et qui ont donc débuté comme matelots, sont surnommés les « zèbres » en référence au tricot rayé. Au fils des décennies, une assimilation entre le vêtement rayé et l’univers des marins s’est créé, et pas seulement à travers l’image des matelots de la Marine nationale. La marinière est devenue au XXe siècle le vêtement emblématique des marins-pêcheurs bretons. Beaucoup de ces travailleurs de la mer ont débuté leur carrière dans la Marine nationale qui leur apportait certains avantages, et notamment une formation maritime précieuse. Après leur service, ils sont nombreux à conserver la marinière dans leur vie quotidienne.
La marinière devient ensuite l’un des premiers exemples de vêtement de travail à faire son entrée dans le monde de la mode, et avec elle le costume marin, passant dans un premier temps de la haute mer au bord de mer.
Les femmes et les enfants d’abord
Beaucoup ont en tête une image de petits garçons de bonnes familles de la Belle Époque en costume de marin. Cette pratique trouve ses origines au Royaume-Uni dans les années 1840. C’est en effet la reine Victoria qui lance cette mode, promise à un bel avenir, en faisant habiller ses enfants en matelots, comme le montre un portrait du futur Edouard VII peint par Winterhalter, représentant le jeune prince en costume de marin avec une discrète chemise à rayures bleues sous sa vareuse. Il s’agit d’abord pour la reine Victoria de mettre en avant la Marine britannique et d’exalter la puissance de son pays. Cette pratique se répand très vite dans toutes les familles royales d’Europe, et notamment en France avec le prince impérial, fils de Napoléon III. C’est le premier vêtement créé spécialement pour les enfants. La mode du costume marin s’étend ensuite à l’aristocratie et la bourgeoisie dans les années 1870, influencées par les gazettes de mode très répandues à l’époque. Dans la France du Second Empire puis de la IIIe République, le vêtement marin est porté par les enfants, garçons et filles, sur les plages avec la mode des bains de mer, une activité à la fois hygiénique et mondaine en plein essor avec le développement des chemins de fer. La mode des vêtements « à la marinière » arrive jusqu’en Bretagne, notamment à Dinard, station balnéaire particulièrement prisée par la haute société britannique, ou l’on voit les enfants en costume marin comme le futur Lawrence d’Arabie portant la marinière. Dans cette période troublée de l’histoire qui fait suite à la lourde défaite militaire française contre la Prusse, il s’agit aussi de vanter la Marine de guerre du pays.

D’un vêtement de loisir, le costume de marin entre dans le vestiaire endimanché, passant de la plage à la ville, en été comme en hiver, il devient l’uniforme de l’enfance bourgeoise en culotte courte et chapeau de paille. La rayure est perçue comme chic et raffinée. L’émergence de cette mode entraîne la création de boutiques spécialisées dans les grandes villes. Témoins de cette époque, les peintres impressionnistes comme Renoir, Monet ou Manet représentent des enfants en costume marin sur les bords de mer, les bords de Seine, ou en simple portrait. On les retrouve aussi sur les nombreuses photographies de familles, très populaires à la fin du XIXe siècle et début du XXe. L’une des photographies les plus connues aujourd’hui est celle de Charles de Gaulle enfant, posant avec ses frères et sœur en marinière sous la vareuse. En Bretagne, le costume marin s’intègre plus difficilement. En dehors des grandes villes et des milieux aisés, les Bretons restent attachés à leurs costumes traditionnels.
Dès les années 1870, les femmes de la haute société adoptent la fameuse mode dite « à la marinière ». Les vêtements de bain, les costumes de bal et bien sûr les robes se parent de motifs marins, à commencer par les emblématiques rayures du tricot rayé. Comme pour le costume marin des enfants, cette mode féminine est souvent représentée sur les peintures impressionnistes. Dans le « Bal du Moulin de la Galette » par exemple, célèbre peinture d’Auguste Renoir conservée au Musée d’Orsay, on peut voir les femmes et les jeunes filles porter des tenues bleues marine ou à rayures au milieu des hommes en costume noir et canotier.
À partir des années 1890-1900, le costume de marin fait son entrée dans le processus de libération de la femme. Pour commencer, il y a la sulfureuse écrivaine Colette qui visite pour la première fois la Bretagne en 1894, portant un pantalon rayé. Une prise de liberté qui choque la société très conformiste de l’époque. Photographiée à Belle-Île-en-Mer, Colette casse les codes féminins et prend la pose à califourchon sur une chaise en costume de marin, avec le tricot rayé. Parmi ces femmes de l’époque qui bousculent les codes vestimentaires de façon provocante, on peut également citer la poétesse Renée Vivien, la riche héritière américaine Nathalie Clifford-Barney qui s’affiche à Dinard avec son amante, la courtisane Liane de Pougy, ou encore l’écrivaine Isabelle Eberhardt qui joue de son physique androgyne pour s’habiller en marin. Dans une époque où les femmes sont emprisonnées dans leurs corsets, chargées de jupons, de dentelles et de volants, le costume de marin est une véritable révolution. Tout au long du XIXe siècle, celles qu’on appelle les « Vésuviennes », militent pour le droit des femmes, prônant la masculinisation du costume féminin, et pour cela quoi de mieux que l’habit de marin ! Mais cette pratique n’est pas au goût de certains hommes comme le romancier et journaliste Alphonse Karr qui écrit dans Les Femmes sous le Second Empire : « Les précieuses ridicules et les femmes manquées s’efforcent d’introduire la mode des larges pantalons de matelot (…). Quel remède contre l’amour ! ».

En 1916, Gabrielle Chanel apporte un souffle nouveau à la mode « à la marinière » en se faisant connaître par la création de tailleurs en jersey qui préfigure sa marinière de 1917. Le jersey, avec lequel on confectionne les tricots rayés des marins, est alors peu utilisé dans la mode féminine. Ce nouveau vêtement élégant et souple, qui permet une totale liberté de mouvement, est un succès qui prend de l’importance durant les Années folles. Chanel habille les femmes avec une garde-robe inspirée des vêtements masculins. Le style marin fait sa grande entrée dans la haute couture. Dans l’entre-deux guerre la célèbre couturière s’affiche avec une marinière et un pantalon à pont de jersey bleu marine, et parvient ainsi à imposer une tenue androgyne comme une marque d’élégance. Depuis Gabrielle Chanel, l’emblématique marinière est reprise par tous les grands créateurs pour habiller les femmes et moderniser leur image, comme Christian Dior, Yves Saint-Laurent, Hubert de Givenchy, ou encore Jean-Paul Gaultier qui en a fait son emblème. Chaque créateur mélange l’habillement réglementaire de la Marine à des emprunts faits aux matelots et aux marins pêcheurs bretons : kabig blanc, pantalon en toile, cabans, pull en laine à trois boutons (spécialité de Le Noach et de Concarneau), vareuse, bottes de caoutchouc, ciré jaune ou marine, et bien sûr le tricot rayé. Le style marin, avec à sa tête la marinière, est devenu un classique, venu de la haute mer pour atterrir sur les podiums de luxe.
Un vêtement breton ?
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le style marin se diffuse dans toutes les classes de la société. On porte désormais des vêtements inspirés des costumes de l’US Navy. Le tricot rayé, fait de maille confortable et souple, prend un nouveau souffle de jeunesse, tandis que le costume marin traditionnel disparaît petit à petit de la mode enfantine. On le voit encore dans les années 1960-1970 porté par les garçons d’honneur dans les mariages ou par les jeunes communiants. C’est la fin de la mode uniformisée pour les enfants. Dans les années 1930, et surtout dans les années 1960 avec les congés payés, le bord de mer n’est plus seulement fréquenté par la haute société. Les codes, les mœurs, les habitudes, et même les vêtements des premiers vacanciers, sont repris par toute la société. Ainsi la marinière s’implante durablement dans les garde-robes, jusqu’à faire son entrée dans celle des adultes. La Bretagne voit ses plages et ses villes côtières se peupler chaque été de touristes ayant eux aussi adopté le vêtement rayé, pensant parfois se fondre dans un décor déjà fait de rayures.
Autrefois fabriquées par une main d’œuvre constituée de femmes et de filles de marins, sinon d’ouvriers des ports militaires comme Brest, la marinière est aujourd’hui confectionnée par des entreprises emblématiques comme Armor Lux, à Quimper depuis 1938, Saint-James, à la frontière normande depuis 1889, ou Le Minor, à Pont-L’Abbé depuis 1922. Elles perpétuent un savoir-faire et un lien historique très solide entre la marinière, le style marin et la Bretagne. Saint-James et Armor Lux sont à l’origine des filatures destinées à la confection de vêtements pour les marins et les pêcheurs bretons, tricot rayé en tête. La marinière est devenue au fil des décennies, au-delà d’une image un peu stéréotypée, le symbole du vêtement breton par excellence, auquel on peut ajouter le fameux ciré jaune, et le pull marin, aussi appelé « pull marin breton ». Souvent dans la littérature, le cinéma, ou autres, le breton est symbolisé par des « clichés », au premier rang desquels on retrouve la marinière. Son lien avec la Bretagne n’est pas seulement assimilé dans l’esprit des Français. En effet, ce que nous appelons en français « marinière » s’appelle en anglais « breton stripe » (littéralement « rayures bretonnes »), une appellation qui est traditionnellement expliquée par le très grand nombre de matelots bretons dans la Marine française. On parle même souvent de « style breton ».
Portée à l’origine par quelques marins bretons au XVIIIe siècle, la marinière a traversée plus de 150 ans d’histoire et tous les océans du globe. Pièce emblématique de la Marine française depuis 1858, elle est aujourd’hui portée fièrement par les matelots du bagad de Lann-Bihoué, ambassadeur de la musique bretonne à l’échelle nationale et internationale. Elle est entrée dans la mode avec le costume marin porté par les enfants pendant près d’un siècle. Et si cette pratique a disparue aujourd’hui, le style marin reste encore très rattaché à l’enfance. Le tricot rayé a ensuite été popularisé grâce à plusieurs personnalités artistiques, littéraires ou sportives, tel que Picasso, Éric Tabarly, Pierre Loti, Boris Vian, James Dean ou encore Brigitte Bardot. Les rayures ont ainsi conservé une image d’élégance et de bon goût. Si elle est d’abord entrée dans la mode féminine, avec le costume de marin comme marque d’émancipation, la marinière est aujourd’hui portée par tout le monde, et continue de monter sur les podiums de mode. Des entreprises bretonnes perpétuent encore un savoir-faire historique, aujourd’hui symbole du Made in France, qui n’a pas fini de se fondre sur les plages de Bretagne et de traverser l’histoire.
L’auteur tient particulièrement à remercier le Musée national de la Marine pour sa collaboration et l’aide de madame Béatrice Souvignet, chef de service documentaliste-iconographe des collections du musée, ainsi que le Musée d’Orsay qui ont permis d’illustrer joliment cet article.
Bibliographie :
ALEMANY Véronique (dir.), Les marins font la mode, Paris, Musée national de la Marine, éditions Gallimard, 2009
ARMOR LUX, Éloge de la marinière : sur une idée d’Armor Lux (1938-2008), Paris, éditions Palantines, 2008
BOULARD Emmanuel, POPIEUL Alain, Le grand livre de la Marine, une histoire de la marine française des origines à nos jours, Paris, Musée national de la Marine, éditions Michel Lafon, 2015
BRUNA Denis, DEMEY Chloé (dir.), Histoire des modes et du vêtement : du Moyen-Âge au XXIe siècle, Paris, éditions Textuel, 2018
DONAT Olivier (dir.), Gabrielle Chanel, manifeste de la mode, Paris, éditions Paris Musées, 2020
JOIN-DIETERLE Catherine, TETART-VITTU Françoise (dir.), La mode et l’enfant : 1780-2000, Paris, éditions Paris Musées, 2001
PASTOUREAU Michel, L’étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, éditions de Seuil, 2018
PASTOUREAU Michel, Rayures : une histoire culturelle, Paris, éditions du Seuil, 2021