
Février 1767. Au cœur d’un hiver glacial, les fonderies de Poullaouen sont à l’arrêt. Il s’agit pourtant du nœud de l’exploitation des mines de Poullaouen-Huelgoat : sans les fonderies, le plomb et l’argent extraits du sol ne peuvent être purifiés et exportés. Cela n’est pas seulement la conséquence des gelées hivernales qui ont pris dans les glaces le système d’étangs et de canaux nécessaires au fonctionnement des fourneaux. En effet, depuis cinq semaines, les ouvrières des fonderies sont en grève, une grève qui pourrait être la première connue du monde ouvrier féminin. Un article cosigné Vincent Daumas et Coraline Beuvier.
Revenons tout d’abord sur le complexe minier et métallurgique de Poullaouen-Huelgoat, la plus grande entreprise de Bretagne au XVIIIᵉ siècle après les arsenaux de Brest. Fondée en 1732, la Compagnie des Mines de Basse-Bretagne possède deux gisements au centre de l’actuel Finistère : l’une à Poullaouen et l’autre à Huelgoat, aujourd’hui sur la commune de Locmaria-Berrien. Les hommes commencent et terminent le processus d’exploitation par l’extraction souterraine et la fonte des métaux. Entre les deux, les femmes ont plusieurs tâches à leur charge : elles s’occupent du cassage à la masse des gros fragments, ainsi que des bocards qui les pulvérisent au pilon, et surtout du lavage à l’eau des minerais (où l’on retrouve aussi des jeunes filles). Ces activités réservées aux femmes se réalisent dans deux laveries, l’une à Huelgoat et l’autre près des fonderies de Poullaouen. S’il est moins propice aux accidents, le travail des ouvrières reste particulièrement harassant : elles travaillent de huit à seize heures par jour, les laveuses manipulant du minerai dans des eaux glaciales et particulièrement corrosives, tandis que les casseuses et bocardeuses respirent continuellement de la poussière de roche, entraînant de nombreux cas de tuberculose. Les mauvaises conditions de travail, ajoutées aux écarts considérables de salaires entre les travailleurs à l’année et les journaliers, entretiennent l’opposition des ouvriers et des ouvrières avec les propriétaires des mines. De plus, ce salaire peut être réduit quand les responsables locaux distribuent des amendes pour travail mal fait. Par ailleurs, ces derniers prennent souvent des initiatives pour maximiser la rentabilité de l’exploitation : en décembre 1766, le directeur du moment, Le Coursonnois, écrit à l’évêque de Quimper pour obtenir l’autorisation de faire travailler ses ouvriers durant la nuit de Noël.

Peu de temps après, il prend une autre initiative, provoquant la grève des femmes de Poullaouen. Malheureusement, seule une poignée de lettres de la direction parisienne à ses responsables locaux, aujourd’hui conservées aux Archives départementales du Finistère, nous renseignent sur cet événement. Le 9 janvier 1767, la direction félicite Le Coursonnois d’avoir rabaissé le salaire des casseuses de Poullaouen, pour l’aligner sur celui de celles de Huelgoat. En conséquence, les casseuses se sont mises en grève, ce qui n’inquiète guère la Compagnie : « nous nous embarrassons peu de leur révolte ; nous sommes persuadés qu’elle ne tiendra pas ». En effet, le terme de grève n’existe pas encore, il n’est inventé que bien plus tard, dans la deuxième moitié du XIXᵉ siècle. Ici, la direction des mines parle donc de « révolte » et de « caprice » pour désigner la prise de positions des ouvrières. Dans une lettre du 13 janvier, nous apprenons que les laveuses et bocardeuses se sont jointes à la grève, mais que les officiers locaux ont fait appel à des remplaçantes. Sans doute pas pour longtemps, car le 27 janvier la Compagnie s’inquiète de la poursuite de la grève, et commence à envisager d’augmenter le salaire d’été des ouvrières. Le ton se fait plus morose encore dans une lettre du 3 février, la direction s’inquiétant de plus en plus sérieusement du manque de minerais à envoyer aux fonderies. Finalement, le 10 février, après cinq semaines de grève, la Compagnie craque : « ce que nous avons prévu sur les casseuses est arrivé, vous avez été obligé de les rappeler aux mêmes conditions ».

Comment expliquer cette défaite de la Compagnie et de ses officiers ? Tout d’abord en termes de production, puisque la chaîne d’exploitation serait retardée sur le long terme : « nous serions dans le cas de n’avoir point de minéral préparé pour l’été ». Il faut dire que cette grève intervient dans un contexte particulier : d’importantes gelées hivernales bloquent les canaux approvisionnant en eau la fonderie et la laverie. La Compagnie est alors plus inquiétée par cet état de fait que par une grève qu’elle pense passagère. Un mois plus tard, au début de février, tandis que les glaces ont fondu et que la production pourrait être relancée, la grève des femmes empêche la reprise. De plus, la direction craint que le mouvement ne se répande à d’autres catégories de travailleurs, et qu’il ne débouche sur des actes de violence comme cela a pu se voir dans les années précédentes, avec l’assassinat de trois experts allemands en 1761, et celui de la femme d’un maître-mineur en 1763.
Il faut dire que la Compagnie a une bien piètre opinion des habitants de Poullaouen : leur mépris des populations locales est permanent, et en particulier pour les ouvrières dont elle qualifie la grève de « caprice » qu’il s’agirait de punir par une amende. La direction recommande même, au début de la grève, de ne plus engager de femmes de Poullaouen s’il y a possibilité d’en prendre d’une autre paroisse. Quelques semaines plus tard, son ton a bien changé : désormais, sa crainte est plutôt que les travailleuses s’accoutument à ne pas avoir de travail, et qu’il soit encore plus difficile de les rengager : « c’est moins l’argent qui les détermine que la paresse, parce qu’elles n’ont aucune espèce d’émulation ». Ce mépris permanent est celui d’une classe se pensant utile à la société et s’opposant à un peuple qu’elle veut mettre au travail.
En effet, les propriétaires de la Compagnie, ainsi que leurs officiers, baignent pleinement dans les théories économiques de la seconde moitié du XVIIIᵉ siècle, entre physiocratie et libéralisme naissant. Ils pensent véritablement que l’exploitation des mines permet l’enrichissement des populations locales et constitue une providence pour la région. L’hostilité des locaux est dès lors la preuve que les « ouvriers de cette espèce surtout ne sont guère que des animaux d’habitude », et qu’à ce titre, « c’est la nation la plus paresseuse qu’il y ait ». Par ailleurs, les ouvrières des fonderies sont avant tout des paysannes dont l’essentiel des activités réside dans les travaux des champs à la saison estivale. Le travail proto-industriel ne représente qu’un complément de revenu. Les ouvrières de Poullaouen sont ainsi un exemple représentatif du travail féminin rural au XVIIIe siècle. Bien loin d’être cantonné aux seuls travaux domestiques d’intérieurs, celui-ci prend une grande variété de formes. L’économie rurale ne peut fonctionner sans cette participation de la femme qui se compose en deux grandes catégories. La première, assez rare, est uniquement agraire. La seconde, plus répandue, est ce que l’on appelle une économie mixte où la femme est une partie de l’année occupée à la ferme, et le reste du temps à l’industrie. Aussi, lorsque la Compagnie affirme que les locaux seraient incapables de s’employer autrement que dans son entreprise, elle se fourvoie totalement, expliquant ainsi son incapacité à faire ployer les grévistes.
Les propriétaires de la Compagnie le savent pourtant très bien, eux qui se lamentent qu’à l’été les travailleurs et travailleuses quittent leurs activités industrielles pour se consacrer aux champs. Dans l’optique de les conserver, la Compagnie songe même à augmenter leur salaire estival : « il nous paraît au reste plus juste de donner un prix d’été plus fort que celui d’hiver, les jours se font plus longs, et conséquemment le travail plus utile pour nous ». Ils s’estiment plus justes, et c’est aussi au nom de la justice qu’ils ne veulent pas payer plus les ouvrières de Poullaouen par rapport à celles de Huelgoat. Il n’empêche que la rentabilité de l’entreprise reste la priorité des exploitants parisiens. C’est aussi dans ce but qu’ils conseillent de ne plus payer à la tâche mais à la journée « pour ce qu’elles se vengeraient et nous feraient la plus mauvaise besogne ; car bien qu’elles soient extrêmement bornées, elles savent assez pour faire le mal ». C’est cependant là un conseil qui ne fut pas appliqué.

Ces lettres sont donc très révélatrices de la mentalité des propriétaires des mines de Poullaouen-Huelgoat. Malheureusement, elles ne nous apprennent que bien peu de choses sur celle de ces femmes grévistes. Tout ce que nous pouvons apercevoir dans ces lettres à ce propos est la forte solidarité interne à la paroisse de Poullaouen. La direction craint en effet que, malgré sa pauvreté, la paroisse ne distribue des pensions alimentaires aux ouvrières pour leur permettre de rester chez elles. Il faut dire qu’au même moment, la Compagnie a un contentieux financier avec le recteur, et le général de paroisse (laïc responsable des biens de la paroisse) reproche à l’entreprise de ne pas participer à l’entretien des routes qu’elle abîme pourtant par ses activités. Quelques mois plus tôt, il se disait même prêt à « engager un procès difficile contre une compagne opulente et étrangère ». Nous pouvons donc supposer que les autorités religieuses locales encouragent la grève des ouvrières, renforçant la cohésion sociale de la paroisse. Cela s’inscrit dans un phénomène bien observé par Edmond Monange, principal expert de l’histoire de ces mines : l’opposition parfois violente entre, d’une part, les paysans bas-bretons de Poullaouen, et, de l’autre, les propriétaires et contremaîtres étrangers à la province. Ainsi, le conflit n’est pas seulement de classe entre ces deux catégories, mais démontre aussi une réaction xénophobe, d’autant plus que de nombreux ingénieurs employés par la Compagnie sont allemands ou anglais, souvent protestants. Selon Edmond Monange, cela empêche la naissance et le développement d’une « conscience de classe », et limite considérablement les conflits ouvriers à Poullaouen-Huelgoat par rapport à ce qu’ils auraient pu être.
Si la grève de 1767 ne dit pas son nom, c’en est bien une. Elle est d’autant plus originale qu’elle est exclusivement féminine : les hommes n’y participent pas, et la Compagnie compte même un moment sur eux pour démobiliser leurs épouses, sans succès. De fait, Edmond Monange a pu affirmer qu’il s’agissait de la première grève féminine connue de l’histoire. Cependant, il ne s’agit pas de la première situation de revendications professionnelles féminines. En effet, depuis la fin du Moyen Âge, le travail féminin est dévalorisé en Europe. Cette volonté de réduire l’autonomie professionnelle des femmes est due tout d’abord aux préceptes de la culture dominante qui imagine la place de la femme au foyer. De plus, la situation économique restreint de plus en plus les conditions d’accès pour les femmes à la maîtrise et aux communautés d’arts et de métiers, et donc à certains privilèges. On observe par exemple une diminution importante des corporations exclusivement féminines, ou encore une lutte des hommes pour exclure les femmes des professions artisanales. Ces dernières revendiquent le maintien de leurs privilèges corporatifs, bien avant la prise de position des ouvrières de Poullaouen en 1767. Néanmoins, il s’agit de l’une des premières grèves exclusivement féminines connues en Europe, du moins pour l’instant, car les études sur l’histoire du travail féminin restent récentes, et nous ne sommes pas l’abri de nouvelles découvertes !
En attendant, la grève des femmes de Poullaouen reste un épisode peu connu. Seul le cercle celtique de Spézet, Brug ar Menez, en a fait un spectacle en 2019, « Dispac’h ar Min » (la Révolte de la Mine) montrant une certaine conscience locale de la spécificité de l’évènement. De même, la Maison de la Mine de Locmaria-Berrien retrace l’histoire de ces mines, dont les ouvrières, à défaut de marquer les mémoires, ont pu tenir tête à une puissante compagnie minière.
A lire également : Quand la Bretagne était la première mine argentifère de France
Bibliographie
- Beauvalet-Boutouyrie Scarlett, Les femmes à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles), éditions Belin, Paris, 2003.
- Brouard Noël, Duterne Servane, Lozac’h Alain, Grandeur et décadence des mines de plomb et d’argent en Bretagne, éditions Goater, Rennes, 2017, 143 pp.
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- « Du destin à l’histoire : transformations de la grève en France. Entretien avec Sophie Béroud et Stéphane Sirot », Vacarme, 2004/1 (n° 26), p. 26-29. DOI : 10.3917/vaca.026.0026. Source : https://www.cairn.info/revue-vacarme-2004-1-page-26.htm
- Klapisch-Zuber Christiane, Histoire des femmes en Occident. II. Le Moyen Age, éditions Perrin, Paris, 2002.
- Monange Edmond, Une entreprise industrielle au XVIIIᵉ siècle : les mines de Poullaouen et du Huelgoat (1732-1791), thèse de doctorat, Rennes, 1972.
- Monange Edmond, « La vie quotidienne aux mines de Poullaouen et du Huelgoat dans la seconde moitié du XVIIIᵉ siècle », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, t. LXV, 1988, pp. 105-124.
- Monot Jean, L’ancienne mine de plomb et d’argent de Locmaria-Berrien, du Huelgoat, et regard sur l’ancienne mine de Poullaouën, Document de synthèse réalisé pour l’ASAM, 188 pp.