
L’assassinat du professeur d’histoire-géographie, Samuel Paty, a provoqué une énorme émotion dans le milieu enseignant et dans tout le pays et a soulevé une grande quantité de questions dans les médias, dans les tribunes de débat en ligne et dans les rencontres sociales de tout type…
Nous sommes tous choqués par l’horreur de cet acte survenu à Conflans-Sainte-Honorine, et aussi parce qu’il s’agit d’un choc inqualifiable et incompréhensible entre deux visions du monde, l’humanisme laïque, d’un côté, et l’inhumanité salafiste, de l’autre, entre la culture des Lumières et l’hyperfanatisme religieux. Nous n’en finirions pas d’énumérer des oppositions entre ces deux mondes.
À propos du titre, précisons que je ne reprends pas à mon compte les théories de Samuel Huntington sur le « Choc des civilisations » publié en 1997, qui s’appuie sur des oppositions « civilisationnelles », relativement floues, dans lesquelles la religion occupe une place centrale. À l’époque, cet essai avait provoqué une polémique dans le monde entier. Sans partager cette théorie, je peux cependant admettre, comme une évidence, l’existence de visions du monde différentes, entre sociétés de continents différents, sans pour autant tomber dans une vision manichéenne centrée sur les religions.
Les questions que draine une telle atrocité sont multiples, nous n’en citerons que quelques-uns. Par exemple : le terrorisme, l’information et les médias, les réseaux sociaux, la question juridique, la laïcité, l’enseignement et la formation des enseignants, les préjugés, le racisme, l’islam, le salafisme, l’islamisme politique, la nébuleuse jihadiste, le cyberterrorisme, la liberté de la presse en France et les réactions de l’islamisme radical, sans oublier la connaissance ou méconnaissance de la culture musulmane, etc. Je ne reprendrai que certains points.
Commençons par la formation des enseignants, car elle s’avère urgente et centrale, puisque l’institution scolaire française et laïque est touchée au cœur. Certains pédagogues préconisent une approche pluridisciplinaire, pour comprendre les multiples aspects de ce qui est en jeu. J’ai moi-même toujours opté pour cette approche (comme responsable d’un master de pédagogie interculturelle de la Faculté des Sciences de l’Éducation de l’Université Autonome de Barcelone). À mon avis et d’après mon expérience pédagogique, l’histoire, la sociologie et la sociolinguistique, la psychologie sociale et l’anthropologie culturelle sont quelques-unes des sciences sociales et humaines qui peuvent contribuer à démêler et comprendre certains aspects de la question, qui est aujourd’hui posée avec acuité.
L’anthropologie culturelle et l’histoire des civilisations, surtout grâce à l’historien Fernand Braudel, qui écrivit en 1963 « Grammaire des civilisations », s’adressant aux élèves de terminale de l’époque. Il voulait transmettre à ce jeune public une vision de l’Histoire nourrie des sciences humaines. Dans cet ouvrage, il présente l’Islam, l’Afrique noire et ses anciens royaumes, l’Extrême-Orient, les civilisations européennes. Son approche comprend trois niveaux : tout d’abord, l’histoire de la « longue durée », typique de a revue « Annales d’histoire économique et sociale »; ensuite les dynamiques sociales et économiques, qui font référence à la sociologie, à l’économie, à la littérature et aux mœurs ; et puis l’événement ponctuel et les dates précises, qui n’en sont que la surface.
En effet, comprendre et connaître l’Islam et la civilisation musulmane devrait être une préoccupation de l’Éducation nationale et des médias, or il me semble que nous en sommes encore assez loin. Et l’ignorance relative de cette question est un terreau idéal, pour le racisme et le populisme, mais aussi pour l’ouverture aux autres et leur compréhension, de la part de nos sociétés occidentales postindustrielles, démocratiques et parfois laïques.
Il est certain que le monde musulman n’est pas facile à comprendre, surtout si l’on ne fait pas l’effort de l’étudier et d’en rester aux clichés habituels. J’ai eu la chance de travailler durant près de trois ans dans l’Algérie de Ben Bella, des années 60. Depuis cette époque, beaucoup de choses ont changé notamment le rôle de la religion dans les sociétés musulmanes. À l’époque, la lutte pour de l’indépendance et la force des nationalismes arabes avaient amoindri ou relativisé l’impact de la religion. Les populations musulmanes vivaient un islam populaire, naturel (près de la nature) et débonnaire, qui actuellement se transforme sous les coups de boutoir d’un islamisme plus radical.
Toutes les sociétés musulmanes sont confrontées à des contradictions énormes, toujours plus profondes, elles sont prises dans l’étau des militaires, d’un côté, et des frères musulmans, de l’autre, une situation qui bloque toute évolution et toute issue démocratique. Les révolutions arabes de 2011 ont fait long feu, de même pour la dernière, en Algérie. Dans cette situation dramatique et souvent désespérée, les démocrates musulmans, qui existent, mais qui sont peu organisés et faibles, n’arrivent pas à s’imposer (exception toute relative de la Tunisie). En fait, la question qui leur est posée c’est l’émergence de la nation moderne qui n’arrive pas à son terme.
Nous touchons là au point crucial et central de la situation historique des sociétés musulmanes. Elles se trouvent complètement « décalées », du point de vue historique, par rapport au développement des sociétés occidentales. Si globalement ces dernières ont réalisé des révolutions nationales à la moitié du XIXe siècle (1848), sur la base des apports de la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle, par contre, les sociétés musulmanes se trouvent globalement, surtout du point de vue historique, en deçà de ces conquêtes démocratiques.
Il découle de cette constatation capitale un tas de conséquences qui peuvent expliquer beaucoup de problèmes que nous vivons en ce moment et qui ne manqueront pas de se reproduire dans le futur. Prenons l’exemple de la laïcité, il semble évident que les musulmans de France, dans leur ensemble, ont beaucoup de mal à la comprendre et à la respecter (ils ne sont d’ailleurs pas les seuls, les anglo-saxons, très occidentaux, ne la comprennent pas non plus). Nous reviendrons sur la laïcité, mais avant, faisons une autre considération sur le développement « décalé » des sociétés musulmanes. Il n’est pas nécessaire ni obligatoire qu’elles suivent le même chemin. Elles peuvent inventer d’autres issues démocratiques plus directes en court-circuitant les processus historiques. Mais, constatons qu’elles n’y sont pas encore arrivées, et ceci a des conséquences sur les attitudes idéologiques et politiques, ainsi que sur les opinions, les représentations sociales et culturelles des musulmans, que ce soit pour les habitants des pays arabes eux-mêmes, ou bien pour ceux qui vivent dans les pays occidentaux.
Autrement dit, pour comprendre ce qui est arrivé avec cet assassinat et les nombreuses conséquences qu’il implique (un assassinat profondément significatif pour la France laïque, dans laquelle nous vivons, les uns à côté des autres, mais sans avoir les mêmes références historiques ni culturelles), nous devons prendre du recul et revenir sur l’histoire « décalée » entre nos sociétés afin de commencer à démêler les questions qui nous séparent et nous opposent irrémédiablement.
On peut parler de guerre contre l’islamisme radical ; mais il existe une façon complémentaire de nous opposer aux terroristes salafistes en essayant d’analyser leurs buts, leur psychologie et leurs représentations, afin de les déjouer, les neutraliser et les vaincre. Je crois qu’il faudrait approfondir le travail de formation et de recyclage des enseignants et autres intervenants (juristes, policiers, hommes politiques, journalistes, etc.), surtout les enseignants qui sont « en première ligne », devant des adolescents contestataires. Ces derniers sont très souvent aux prises avec la contradiction de vivre dans une société occidentale avec le poids de représentations provenant d’une autre culture et d’un « autre temps » (entendre temporalité historique).
Ce que j’entends par situation historique « décalée » ne devrait pas choquer les intellectuels ou démocrates arabes, qui parfois ont eu la chance d’accéder à des études en Orient ou en Occident, parfois les deux, et qui ont le même niveau de compétences dans tous les domaines de la connaissance. Mais ceci n’enlève rien aux considérations sur les réalités historiques évoquées. Par ailleurs, observons que l’Égire (622) marque un décalage de six siècles et ce qui, au Xe siècle n’était pas un motif de retard, le redevient à partir de la fin du XVe siècle (1492).
Rappelons aussi que les islamistes radicaux ou salafistes ne sont qu’une minorité par rapport à l’ensemble des musulmans de France (et d’ailleurs), mais comme disent les psychologues sociaux, c’est une minorité agissante qui a un impact considérable. Par conséquent, il est nécessaire de les connaître, fichés ou pas. C’est le travail des services de renseignements de l’État, qui devraient s’appuyer davantage sur les travaux des chercheurs en langue et culture du monde arabo-musulman, comme ceux de Gilles Kepel, de Sciences Po, Paris (1994).
Si nous revenons maintenant à la laïcité, demandons-nous ce que peut comprendre et ressentir un jeune musulman né en France et donc français, mais vivant dans une famille, dans un « quartier » et souvent dans une communauté qui ont une influence évidente sur la construction de son identité d’adolescent, et aussi prégnante, sinon plus, que celle de l’école et du collège. Dans ces conditions, il est probable que par laïcité il entende imposition et prescription, là où il devrait y avoir compréhension et adhésion. Il n’y a pas de doute que ce même adolescent est pris dans une dichotomie (pour ne pas dire une schizophrénie) entre la culture laïque du collège (académique et sociale) et la culture musulmane de la maison et du quartier (plus affective et donc effective). À partir de là, toutes les questions se posent et posent problème pour lui. Il est possible qu’il fasse un des deux choix. Plus Français que Musulman, ou assez souvent, le contraire.
C’est ainsi que nous avons des citoyens français d’origine musulmane, et aussi des jeunes français qui deviennent plus « musulmans que français ». On ignore les pourcentages des uns et des autres. Il y a beaucoup de Musulmans qui s’intègrent plus ou moins bien dans la société française (tout en conservant leur culture d’origine) et d’autres individus qui n’y arrivent pas très bien ou pas du tout (autant les secondes que les troisièmes générations d’immigrés musulmans sont dans ce cas). Tous les degrés d’intégration sont possibles en fonction des opportunités et des possibilités qui s’ouvrent à eux, ou pas. Les enquêtes de l’INSEE ne peuvent pas porter sur l’origine « ethnique » (interdites en France). Ainsi, seules les enquêtes sociologiques sur échantillon, des chercheurs et universitaires peuvent en partie nous renseigner. Comme par exemple, celles du politologue, Jérôme Fourquet, directeur de l’IFOP, qui dans une enquête de 2016 indique que 25 % des musulmans de France sont favorables à la Charia, ou bien celles du sociologue, Hakim El Karoui, qui a dirigé une enquête de 2016 pour l’Institut Montaigne, portant sur le mode de vie des musulmans de France. Il existe d’autres enquêtes de ce type.
Précisons un détail sémantique, qui a son importance, portant sur l’islam de France et l’Islam en France. Le premier terme se réfère aux organismes reconnus par l’État français, comme la Grande Mosquée de Paris, les Musulmans de France (MF) une association créée en 1990, qui regroupe 600 associations musulmanes ; et l’UOIF, qui concerne 285 associations, gérant des mosquées, elle compte des personnalités comme Tariq Ramadan, petit-fils de Hassan el-Banna, fondateur des Frères musulmans en 1928 en Égypte. L’UOIF est, elle-aussi, impliquée dans l’éducation, elle est à l’origine de la création du lycée Averroès de Lille, elle gère deux centres de formation aux sciences islamiques, d’où sortent chaque année des imams. L’UOIF est aujourd’hui contestée parce qu’elle serait une courroie de transmission des Frères musulmans. Par contre, l’Islam en France serait celui qui est importé par les pays du Maghreb, l’Egype, l’Arabie saoudite et les pays du Golfe avec des fonds, des mosquées et des imans, clés en main.
À aucun moment je n’ai évoqué la nécessité de faire des cours d’arabe pour les élèves musulmans, même si comme les Bretons ou les Corses, ils peuvent y avoir accès ; ni que ce soit une nécessité pour les autres élèves. Par contre, il serait utile de faire des cours d’histoire de civilisation musulmane plus étoffés et pour tous les élèves, comme on le fait pour la Shoah, l’esclavage et la colonisation.
Pour conclure, je dirai que l’épineuse question de la compréhension du monde musulman est une affaire qui concerne en premier lieu les autorités politiques et académiques, mais qu’il faudrait l’étendre à tous les enseignants, en priorité ceux qui s’y trouvent confrontés. Il faut qu’ils soient, non seulement urgemment formés, mais aussi clairement soutenus par les autorités académiques. Je pense qu’il y a beaucoup de travail à faire sur le long terme et qu’il est urgent de commencer.