
L’art du 19ᵉ siècle a été marqué par l’importance du Salon de peinture et de sculpture, plus simplement appelé le Salon. Cette manifestation artistique annuelle permet aux artistes d’accéder à la notoriété ; mais le succès de leurs travaux dépend du regard méticuleux des critiques d’art. Durant la seconde moitié du siècle, il se trouve que de plus en plus de peintures exposées au Salon prennent pour sujet les paysages ou la vie de la Bretagne. Toujours plus représentée et appréciée par certains critiques, la Bretagne semble de ce fait remporter un franc succès au Salon.
Entre 1820 et 1878 paraissent les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France de Taylor et Nodier, des albums de lithographie liés à un besoin d’explorer les richesses du patrimoine français. Le volume sur la Bretagne paraît en 1845 et attire de nombreux voyageurs et artistes qui la révèlent à travers leurs œuvres. Au Salon, la Bretagne fascine les Parisiens par son passé celtique, ses coutumes intactes, l’originalité de ses costumes et de sa langue ; ces particularités la rendent exotique du point de vue de la capitale. Ses nombreuses caractéristiques sont exploitées à travers de multiples peintures aux genres picturaux variés, car chacun de ses aspects répond aux besoins des courants artistiques de la seconde moitié du 19ᵉ siècle. Ces différents intérêts et les commentaires des critiques d’art nous révèlent la façon dont elle était perçue à travers ces peintures dans le milieu artistique parisien.
L’univers des Salons parisiens
La connaissance du système du marché et de la critique d’art au 19e siècle est essentielle pour mieux comprendre le goût et la réception des œuvres à cette époque. L’Histoire de l’Art est marquée durant ce siècle par l’importance du Salon, un évènement artistique qui se tient chaque année. Peintres et sculpteurs voient leur carrière dépendre de leur accès au Salon et de la réception de leurs travaux par les amateurs et surtout les critiques d’art. Le Salon est en effet l’occasion de se faire connaître dans le milieu artistique en décrochant une récompense, voir l’une de ses œuvres achetées ou bien en obtenant une commande d’État ou d’un particulier. La seconde partie du 19ᵉ siècle est marquée de manière spécifique par un nouveau système dans lequel le critique d’art est de plus en plus présent au Salon et a pour objectif de forger le goût du public grâce à ses commentaires. Ainsi, la critique d’art prend de plus en plus d’importance dans la réception et la renommée d’un tableau, et crée en quelques sortes une loi de la demande à laquelle l’offre s’adapte. Le texte du critique, qui dépend de ses convictions politiques ou de ses affinités avec certains artistes, a désormais une grande importance dans le succès de l’œuvre et de son auteur, bien plus que les critères académiques qui prévalaient auparavant.
Au début du 19ᵉ siècle, le jury privilégie en effet le grand format et le sujet noble, c’est-à-dire d’Histoire antique ou biblique, répondant aux critères académiques. Cette époque est marquée par une opposition entre l’austère et la raison du néoclassicisme prôné par l’Académie des Beaux-Arts, et la fougue du romantisme. Ces deux sujets s’épuisent peu à peu et au cours de la seconde moitié du 19ᵉ siècle, de nombreux genres se côtoient dans les Salons parisiens tels que le réalisme, le naturalisme, l’académisme et les derniers échos du romantisme. Or, la plupart de ces genres picturaux se trouvent contentés par une seule source d’inspiration : la Bretagne. Durant la seconde moitié du 19ᵉ siècle, cette région attire toujours plus de peintres en raison de l’imaginaire qu’elle suscite et des satisfactions qu’elle offre aux peintres de marines, aux paysagistes, aux romantiques et aux naturalistes et réalistes qui trouvent parmi les Bretons de nouveaux sujets d’étude. Dès les premières œuvres la prenant comme sujet, la Bretagne fascine au Salon par ses singularités, bien loin de la conformité parisienne. La Bretagne se voit affublée de divers stéréotypes à travers ces perceptions que les artistes rendent dans leurs tableaux. Cependant, le sujet breton plaît car il permet de renouveler les sujets déjà exploités sur le reste de la France et qui commencent à manquer d’originalité. En raison des choix des artistes et des articles des critiques, le thème breton s’installe pour longtemps au Salon annuel de peinture et de sculpture.
Le sujet breton, idéal du romantisme
La Bretagne intéresse en premier lieu les derniers représentants du romantisme. Dans la peinture française, ce genre pictural s’est affirmé dans les années 1820-1830, prônant l’imaginaire et la passion au moyen de couleurs et de mouvements. S’opposant au néoclassicisme qui insiste sur la rigueur et l’Histoire grecque et latine, le romantisme ressent le besoin d’explorer l’Histoire et les racines de la France. Ce courant artistique s’essouffle vers la moitié du 19ᵉ siècle mais certains artistes le font survivre durant encore quelques décennies, notamment grâce au sujet breton qui lui donne un nouvel et dernier élan. En voyageant à travers la Bretagne, les artistes peuvent contempler sa mer agitée et son ciel tourmenté, ses paysages sauvages et ses villes médiévales qu’ils popularisent à travers leurs travaux, notamment Morlaix ou Quimper.
À cette époque, le paysage, qui avait été longtemps considéré comme un genre pictural mineur, est de plus en plus apprécié par la critique. La nature tourmentée et les mers déchaînées de la Bretagne excitent l’imaginaire des peintres et en font le sujet parfait pour les paysagistes romantiques. Paul Huet visite la Bretagne pour la première fois en 1864 et offre ainsi aux Salons quelques œuvres issues de ses voyages : La Laïta à marée haute, exposée au Salon de 1869, est très appréciée par les critiques. Ces derniers font aussi l’éloge de ce peintre qui meurt quelques mois avant l’ouverture du Salon, et qui emporte avec lui les derniers échos du paysage romantique.
Ces travaux popularisent la vision, depuis le Salon, d’une Bretagne mélancolique, triste et sauvage car repliée sur elle-même. Cependant, cette vision romantique de la région dépend des souvenirs, de la personnalité et de la sentimentalité du peintre. Dans le romantisme, l’imagination et l’émotion prennent une place importante, ce qui déforme la perception du modèle. Une perception assez inexacte, que beaucoup s’efforcent de rectifier par la suite. Les villes bretonnes savent aussi satisfaire les besoins du romantisme qui se tourne préférentiellement vers l’époque médiévale. A Une rue à Morlaix et Arrivée de la diligence à Quimper-Corentin sous le directoire, succès respectivement aux Salons de 1870 et 1873, Jules Noël met en avant le pittoresque offert par les villes bretonnes. Après la représentation à outrance des monuments de la Grèce et de la Rome antique dans la peinture, les artistes romantiques se sont tournés vers l’Histoire de France à travers les monuments popularisés dans l’ouvrage de Taylor et Nodier. La Bretagne offre en effet de beaux exemples patrimoniaux avec cet héritage médiéval, mais aussi avec ses dolmens et ses menhirs ajoutant à son mystère.
Ces restes du passé celtique des terres bretonnes étonnent artistes comme critiques et public parisiens. Évoquant druides, histoires et légendes bretonnes, ils sont le point de départ d’un genre pictural que seule la Bretagne peut susciter et combler et que la peinture française connaît peu : le fantastique. Il faut attendre un peintre d’origine bretonne pour voir apparaître dans les Salons les thèmes issus des croyances populaires bretonnes et de la mythologie celtique. Yan’ Dargent, ayant passé toute son enfance en Bretagne, avait été bercé par ces légendes et les connaît donc bien. Pendant une dizaine d’années, il n’a exposé aux Salons parisiens que des paysages ou des scènes de genre, mais aborde le fantastique à partir des années 1860. Puisant dans ses souvenirs d’enfance, il réalise donc des œuvres originales dont les sujets avaient été très peu abordés par d’autres peintres. C’est ainsi qu’il présente Les Lavandières de la nuit, offrant une atmosphère de terreur superstitieuse.

La Bretagne à travers le réalisme et le naturalisme
En raison de son éloignement géographique et de son isolement de la vie parisienne, la péninsule bretonne apparaît comme une terre préservée de la modernité qui touche peu à peu toute la France : sa langue originale reste intacte ainsi que ses coutumes ; ses habitants portent toujours les costumes traditionnels. Elle véhicule l’image d’une vie simple et pieuse, loin de la ville et de son effervescence. Cette originalité, dernière survivante des coutumes anciennes françaises, séduit les voyageurs en mal de pittoresque et venant profiter des derniers instants de cette authenticité avant sa disparition, l’installation des chemins de fer prévoyant inévitablement des changements dans la région.
Les scènes de genre du naturalisme et du réalisme se multiplient durant la seconde moitié du 19ᵉ siècle et sont de plus en plus représentées au Salon parisien. Beaucoup de ces œuvres sont d’inspirations bretonnes, un nombre toujours croissant d’année en année. Les scènes privilégiées sont des scènes de fêtes en milieu rural qui contribuent à nourrir cette vision modeste de la vie bretonne, telle Une noce en Bretagne d’Adolphe Leleux. Ce peintre est célèbre et apprécié dans les Salons parisiens où il expose de 1838 à 1891 des œuvres exploitant le thème breton, notamment la vie paysanne bretonne. Ces peintures séduisent par le caractère anodin et simple des sujets traités. Peindre la population bretonne permet aussi de rendre compte de l’originalité des costumes traditionnels des habitants. Le Pardon de Kergoat permet à Jules Breton de peindre la magnificence des costumes bretons et fit l’unanimité au Salon. L’accueil réservé à ces peintures n’était pas forcément prévisible : Jean-François Millet, peintre réaliste œuvrant surtout autour de 1850, avait déjà vu auparavant son œuvre aux sujets paysans se faire qualifier de « socialiste » par la critique. Les paysans mis en scène par Millet sont perçus comme des menaces à l’ordre social, alors que les Bretons ne semblent pas inquiéter le public parisien : isolés dans la lointaine péninsule armoricaine, ils sont inoffensifs.

Critiques et public regardent aussi d’un œil curieux la religion en Bretagne. Ce sujet largement exploité contribue à alimenter le stéréotype d’une Bretagne pieuse, dont la foi est animée par la superstition. En effet, la religiosité excessive des Bretons semble fasciner les Parisiens : Pascal Dagnan Bouveret exprime bien l’intensité de cette ferveur religieuse dans Pardon en Bretagne en 1887. Pierre de Soudeilles dans Le Monde est fasciné par la « vérité » et le « naturel » dans les visages des personnages et la manière dont « la pensée d’au-delà et l’idéal supérieur, même chez des paysans bretons, [les] éclaire et [les] rehausse (1) ». Pour Les Bretonnes au Pardon du même peintre, on devine aussi le regard hautain des critiques sur les paysans bretons et le caractère spontané et non intellectuel de leur foi, ce qui rapproche cette dernière d’une superstition leur semblant moins catholique que païenne. Partant de ces tableaux, certains critiques dénoncent une pratique religieuse excessive et vidée de son sens. La presse royaliste insiste sur la profonde religiosité des Bretons ; les républicains et anticléricaux la critiquent. À propos de ces peintures, les critiques ne font aucune remarque sur la facture du tableau, les qualités du peintre. Seules les expressions du visage sont étudiées afin de déceler le caractère des Bretons, une « race » perçue et considérée comme pieuse, grave, naïve.
La Bretagne inspire donc par la beauté de ses paysages, son passé celtique empreint de mystère ; mais ce sont surtout ses habitants qui fascinent autant les Parisiens. Malheureusement victimes d’un regard hautain, quoique attendri sur leur mode de vie simple et en décalage avec l’ère du temps, les Bretons sont présentés dans les expositions de la capitale comme les derniers représentants de coutumes régionales françaises profondément enracinées. Les critiques d’art semblent moins s’intéresser à la peinture en elle-même qu’au folklore breton et au caractère de ses habitants ; il semble donc que ce sont ces aspects qui plaisent et qui guident la bonne réception du thème breton dans les Salons.
La Bretagne a su durant plusieurs décennies séduire peintres, puis critiques et public. Elle s’est installée durablement au Salon, et continue par la suite à inspirer les peintres. Cette région permet le maintien tardif des principes du romantisme, un courant passé de mode depuis longtemps dans les milieux artistiques parisiens. Elle contribue ensuite largement aux travaux naturalistes et réalistes. Sa nature et son ciel font d’elle le sujet idéal des peintres paysagistes, puis, par ses qualités des lumières variées, ce dernier obtint l’intérêt croissant des peintres impressionnistes. La Bretagne devient donc peu à peu la terre d’accueil et d’inspiration de peintres avant-gardistes, du post-impressionnisme de Gauguin et de Sérusier à Henri Matisse et le fauvisme ; d’autres facettes de la Bretagne aident par la suite à ces nouvelles expérimentations et à l’éclosion de ces genres picturaux.
(1) Jean-Paul Bouillon, La Critique d’art en France 1850-1900, Actes du colloque de Clermont Ferrand, 25, 26, 27 mai 1987, Université de Saint-Étienne, 1989, p. 179.
Pour aller + loin :
BOUILLON Jean-Paul, La Critique d’art en France 1850-1900, Actes du colloque de Clermont Ferrand, 25, 26, 27 mai 1987, Université de Saint-Étienne, 1989.
CHEVREL Claudine, « Les peintres de la Bretagne » [en ligne], Revue SABF (Société des Amis de la Bibliothèque Forney), bulletin n° 194, 2012 [consulté le 30 mai 2020]. Disponible à l’adresse : http://sabf.fr/hist/arti/sabf194.php
DELOUCHE Denise, « Les peintres et la Bretagne vers 1870 », Annales de Bretagne, tome 77, n° 2-3, 1970. pp. 417-470.
NODIER Charles et TAYLOR Justin, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Paris, Gide Fils, 1845-1846.