
Depuis quelques jours, une polémique fait rage entre Jean-Michel Le Boulanger et les soutiens de la journaliste Inès Léraud qui dénoncent une forme d’omerta sur les questions touchant à l’agro-alimentaire en Bretagne. Mais quel rapport entre le vice-président de la Région Bretagne déléguée à la Culture et à la démocratie et cette omerta ?
Au commencement, il y a un travail d’investigation : celui d’Inès Léraud, journaliste indépendante. Cette dernière a méticuleusement récolté durant 3 années des informations concernant l’agriculture et l’agroalimentaire en Bretagne. Cet énorme somme de collectage a d’abord été publiée en feuilletons dans Les Pieds sur terre sur France Culture, puis dans un article dans La Revue Dessinée et enfin publiée sous forme d’une bande-dessinée intitulée Algues vertes, l’histoire interdite et parue en juin 2019. Pour comprendre ce qui suit (et pour ceux qui n’ont pas encore lu cette enquête incroyable d’ores et déjà vendue à 50000 exemplaires !), il faut avoir à l’esprit que la journaliste n’a pas hésité à dénoncer les connivences entre les géants de l’industrie agroalimentaire et le monde politique, au premier rang duquel on retrouve l’ancien président de la Région Bretagne et actuel Ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.
Cette bande-dessinée, on s’en doute, n’a pas valu que des amis à Inès Léraud. Il faut dire que ce n’est pas sa première enquête : à travers sa série (22 épisodes) sur France Culture, Journal Breton, la journaliste s’est déjà attaquée aux dérives du système coopératif. C’est notamment son enquête sur l’affaire Nutréa-Triskalia qui a entraîné la création du « collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’ouest ». Inès Léraud est donc dans le collimateur de l’industrie agroalimentaire et plus généralement du syndicat agricole majoritaire, la FNSEA. À tel point que l’exercice de son métier devient de plus en plus difficile. Inès évoque « la fabrique du silence » qui semble normale en Bretagne tant les dépendances sont importantes entre l’industrie et les paysans. L’autonomie est en effet un mot qui tend à disparaître dans le monde agricole. À l’instar d’un Daniel Cueff, on accuse Inès Léraud et tous les promoteurs d’une autre agriculture d’être « anti-paysans ». Un mot a même été inventé à cette occasion : l’« agribashing ». On ne compte plus les bâtons dans les roues qu’elle doit subir. L’un des derniers en date serait l’annulation de sa venue au salon du livre de Quintin (la circonscription du député et conseiller régional de droite, Marc Le Fur) après l’intervention d’un élu. Elle a été également visée par plusieurs plaintes.
Pour dénoncer l’omerta sur ce sujet et soutenir Inès Léraud, un collectif a publié le 8 mai dernier dans Libération une tribune intitulée « Défendons la liberté d’informer sur le secteur agro-alimentaire ». Refusant de se résigner, les signataires revendiquent « la liberté d’informer ». « Celle-ci est déjà mise à l’épreuve par la tendance à sanctuariser le « secret des affaires » au profit des grandes puissances économiques. Nous en sommes persuadés : nos démocraties, au niveau national comme au niveau régional, ont besoin de cette liberté qui, seule, garantit l’effectivité de contre-pouvoirs citoyens », estiment-ils. Dans la foulée, des dizaines de journalistes bretons (dont moi-même en tant que rédacteur en chef du Peuple breton) envoient une lettre au Conseil régional pour réclamer un droit à exercer leur métier correctement. Leur revendication principale est la création d’un observatoire régional des libertés de la presse.
Là encore, la tribune de Libé et ce courrier font grand bruit ! En effet, en plus du problème de l’agroalimentaire, on apprend dans la tribune qu’une maison d’édition aurait préféré ne pas publier la bande-dessinée en langue bretonne par peur de perdre les subventions régionales. Une phrase qui a fait bondir le vice-président à la Culture, Jean-Michel Le Boulanger. Et ce dernier de réclamer la suppression de ce passage dans la tribune ! Drôle de réflexe que de réclamer une correction d’autorité dans une tribune où on n’est accusé de rien, mais passons… De son côté, dans un facebook-live, le président de la Région Bretagne, Loig Chesnais-Girard, a assuré qu’il n’y avait eu aucune censure de la Région et renouvelé son soutien à la journaliste. Ses propos ont suscité un tweet de Marc Le Fur l’accusant de « courber l’échine devant le lobby écolo-parisien ». La ribambelle de journalistes bretons ayant signé appréciera !
La polémique ne s’arrête pas là puisque la journaliste de France 3 Muriel Le Morvan, en récapitulant l’affaire dans un excellent article, évente le nom de la maison d’édition qui se serait autocensurée : il s’agit de Skol Vreizh. Son président, Paolig Combot, se fait l’écho du CA et explique dans cet article qu’il a choisi de ne pas publier cette bande-dessinée en breton d’une part pour des raisons financières et d’autre part « par crainte pour [les] subventions, du fait de l’influence au sein du Conseil Régional de personnes en charge de l’agriculture ». On pense immédiatement à Olivier Allain, vice-président et ancien président de la FDSEA des Côtes d’Armor.
Skol Vreizh est une petite maison d’édition. Son travail est énorme en Bretagne. Mais comme beaucoup, sa santé financière est fragile et les subventions du Conseil régional sont essentielles. Vu la violence de la BD à l’encontre de Jean-Yves Le Drian et de sa majorité durant le mandat 2010-2015, on peut aisément comprendre que Paolig Combot ait craint pour ses financements. C’était très probablement irrationnel, mais un sentiment est un sentiment et on ne peut s’y opposer. Pourtant, cet article de Muriel Le Morvan remet de l’huile sur le feu et Jean-Michel Le Boulanger part en croisade en expliquant que la liberté d’expression est le combat de sa vie. En public, il soutient ardemment Inès Léraud et la liberté d’informer. En privé, ses messages sont plutôt secs et demandent réparation. De nombreux soutiens du vice-président font bloc autour de lui et cherchent à décrédibiliser toute cette affaire alors que, rappelons-le, à aucun moment, ni Inès Léraud, ni Paolig Combot ne parlent de « censure » de la Région Bretagne, encore moins de Jean-Michel Le Boulanger. Hélas, en communication, il y a le message envoyé et le message reçu. Le vice-président semble avoir été vexé que l’on puisse ne serait-ce que penser que les services qu’il dirige pourraient censurer. À force d’insister à ce point et de jouer les vierges effarouchées, le doute s’installe alors qu’il ne devrait pas : la Région n’a rien censuré.
Toute cette affaire médiatique nous fait penser à une citation (incertaine) de Charles Pasqua : « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l’affaire de l’affaire, jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien. » Certes, il y a des difficultés à informer en Bretagne, c’est une évidence et les preuves ne manquent pas. L’industrie agroalimentaire dispose d’un pouvoir énorme du fait de son poids économique, ce qu’avait bien compris Jean-Yves Le Drian. Le vrai sujet reste donc le modèle agricole et agroalimentaire breton et non le choix éditorial de ne pas publier une œuvre en breton. Or, à ce sujet, le « en même temps » du Conseil régional que met en avant Muriel Le Morvan n’est plus tenable. C’est de cela qu’il faut parler. Car si Jean-Michel Le Boulanger aime à rappeler que « n’est pas Edwy Plenel qui veut », on rappellera que Médiapart a publié la tribune des journalistes. Et qu’en l’occurrence, l’enquête de fond, c’est bien Inès Léraud qui l’a réalisée… et on l’en remercie !