Du côté des réfugiés Kurdes en Irak…

En début d’année, j’ai entamé un travail sur la situation des réfugiés Kurdes du Rojava au Kurdistan irakien. Qui sont-ils ? Comment vivent-ils ? Retrouvent-ils une vie « normale », ici en terre kurde ?

Grâce à un ami français parlant le kurmandji, la langue des Kurdes du nord, j’ai pu m’entretenir avec le représentant des Kurdes du Rojava de la région de Sulaymaniyah. J’avais déjà eu l’honneur de rencontrer ce monsieur au moment de l’invasion turque du Rojava en octobre 2019. Il organisait, avec d’autres membres de la société civile de la région, une aide humanitaire d’ampleur à envoyer aux réfugiés obligés de quitter leurs villages.

Nous nous sommes entretenus une nouvelle fois, par l’intermédiaire de cet ami, début février, au café du Musée de la Prison rouge, haut lieu de mémoire à Sulaymaniyah, Kurdistan, Irak. Puis je suis partie en France, pour une petite semaine. C’est un peu court pour un si long voyage mais j’avais besoin de respirer un peu l’air de mon pays. J’ai la chance inouïe de pouvoir le faire… Finalement il n’y a pas eu de retour à cause de cette pandémie que nous n’avons plus besoin de nommer. Point de nouvelle rencontre donc avec M. Afrini (est-ce son vrai nom ou est-il originaire de la province d’Afrin ? L’histoire ne le dit pas…). Mes notes, elles aussi, sont restées là-bas. Sur une étagère.

Alors en avant pour la mémoire…

M. Afrini a fui son pays au début du conflit, il y presque 10 ans. Depuis 2012, il représente les 40 000 réfugiés du Rojava installés dans la province de Sulaymaniyah, deuxième ville du Kurdistan irakien, au sud de la province autonome, à une heure de la frontière iranienne et environ 4h de Bagdad.

Souvent, la province du Kurdistan irakien est présentée comme un havre de paix dans une région bouillonnante de violence. Les réfugiés kurdes de Syrie y viendraient par promiscuité culturelle. Après tout, ne sont-ils pas tous « frères » ? La réalité semble malheureusement sensiblement différente. Après des décennies de guerres incessantes, l’Irak est l’un des pays au monde qui a connu les plus importants déplacements de population. Le dernier conflit en date, celui contre Daesh et ses sbires, a poussé, à partir de 2014, plus de 3 millions d’Irakiens sur les routes sur les 38 millions d’habitants que compte le pays (1). La moitié d’entre eux s’est réfugiée au Kurdistan irakien. Si un grand nombre sont repartis à la fin du conflit dès 2017, c’est souvent pour retrouver des villes saccagées, où toutes les infrastructures sont à reconstruire et les lieux à sécuriser. Les besoins sont immenses. Ainsi, ce sont les déplacés internes, les Irakiens eux-mêmes, qui forment la principale cohorte de réfugiés présentes sur le territoire, loin devant les réfugiés syriens qui seraient 270 000 (2) (soit relativement peu au regard des 12 millions de déplacés (3) dans ce pays en guerre depuis presque 10 ans).

Faut-il le rappeler ? L’écrasante majorité des personnes qui migrent dans le monde le font à l’intérieur de leur propre pays ou dans un pays limitrophe, n’en déplaisent aux constructeurs de murs en Occident. Ainsi, le programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) estime qu’il y aurait 740 millions de migrants internes dans le monde contre 272 millions de migrants internationaux4, c’est-à-dire ayant dépassés les frontières de leur propre état, soit 3 % de la population mondiale pour ces derniers. Par conséquent, un peu plus d’un milliard de personnes n’habitent plus chez elles, soit pour des raisons économiques – dramatiques ou pas – soit pour des raisons climatiques, ou enfin poussées par la violence de la guerre.

Les réfugiés du Rojava sont de ceux-là. Ils sont 270 000, arrivés en quatre vagues successives, au grès des temps forts de la guerre, orchestrés par la Syrie de Bachar, les islamistes ou encore la Turquie. Les camps mis en place par le Haut commissariat aux Réfugiés de l’Onu (UNHCR) accueillent actuellement 165 000 personnes – Irakiens ou Kurdes du Rojava – sur les 650 000 réfugiés encore présents au Kurdistan, et qui risquent, pour certains, d’y rester encore de longues années.

Autour de la ville de Sulaymaniyah, un seul camp de 10 000 places existe. Les 40 000 Kurdes syriens doivent par conséquent, pour la plupart se débrouiller seuls pour assurer leur quotidien : se loger, se nourrir, éduquer les enfants, se soigner… M. Afrini nous décrit un combat au quotidien, âpre et sans espoir. « Personne ne nous aide et l’apport de l’ONU est insuffisant », déclare-t-il. Ses compatriotes vivent dans la misère et n’ont par conséquent qu’une envie : partir. Mais pour aller où ? « Nous aimerions gagner l’Europe mais nous avons peur de mourir en mer », nous explique calmement le représentant, un verre de thé fumant à la main. Ma respiration se fait plus difficile… Dans 2 jours, je m’envole pour la France, motivée par un séjour d’agrément familial.

M. Afrini nous parle ensuite du parc Azadi, au centre de la ville. « Vous le connaissez? », nous demande-t-il.  Oui, bien sûr, comme tous les habitants de Sulayamiyah, c’est un écrin de verdure où nous aimons nous promener. Au centre du parc, une étendue d’eau artificielle accueille des canards largement nourris de pain et autres friandises par la population locale. Sur la berge se trouve une statue en grand format, la tête dans l’eau. Il s’agit du petit Alan, dit Alan Kurdi, Alan le Kurde. Rappelez-vous, sa photo avait fait le tour du monde : ce petit corps, vêtu d’un t-shirt rouge, les bras le long du corps, la tête dans l’eau, les pieds sur le sable…. C’était en 2015. L’enfant s’était noyé après la tentative de ses parents de gagner l’Europe via une embarcation de misère. Son frère et sa maman sont eux aussi décédés. De la famille, il ne reste que le papa…

M. Afrini nous raconte que le petit Alan et sa famille sont originaires d’ici. J’avoue ne pas bien comprendre : je les croyais de Kobané. Un deuxième entretien aurait été nécessaire. Mais peu importe. Sa statue est là, au milieu du parc, où tous se promènent, font du sport, pique-nique… Alan est devenu un martyre, à l’instar de tous ceux tombés au combat contre Saddaam, contre Daesh, et dont les portraits ornent les rues pour ne pas oublier. Alors Alan, à son tour, dans la tourmente de sa trop courte vie, est lui aussi devenu le symbole de la violence faite au peuple syrien et aux Kurdes. Pour les réfugiés installés dans la région, il n’y a pas d’espoir ici : pas de travail, pas de possibilité de partir… Le pays est sous tension permanente : les Turcs bombardent le nord méthodiquement, dans leur lutte incessante contre le PKK, les Iraniens et les Américains ont investi l’espace irakien pour le transformer en espace de guerre, la population gronde et exige des changements devant la pauvreté endémique de ce pays riche, les milices tirent sur les manifestants, les corps tombent, se font enlever, disparaissent.

Alors oui, les Kurdes du Rojava ont une envie d’Europe. Comment les contredire ?

Pris dans notre propre tourmente du confinement, où la guerre s’est immiscée dans les couloirs de l’hôpital, où l’ennemi invisible est quotidiennement combattu par des corsaires aux blouses blanches, nous, nous restons là, chez nous. Alors on rêve. On pense à une société meilleure, où un enfant ne pourrait pas mourir parce qu’il veut vivre.

Mais c’est plutôt au cauchemar que cela vire : Idlib, Proche-Orient, nord-ouest de la Syrie. Près d’un million de personnes sont coincées entre l’armée syrienne de Bachar et l’armée turque d’Erdogan. D’un côté, il y a le discours militaire, méthodique : la presse parle du « dernier bastion terroriste ». Et pour cause : les jihadistes de tous poils se sont regroupés – ou ont été regroupés ? – dans cette enclave au fur et à mesure de leurs défaites. Sous surveillance turque, la province devait être désarmée peu à peu. Il semblerait que la mission ait échoué. Alors l’armée syrienne régulière, celle de Bachar El Assad, est intervenue, avec l’aide de l’aviation russe.

Devant l’intensité des combats, la population a fui, pensant se réfugier en Turquie, comme l’ont fait avant eux plus de 3 millions de Syriens. Mais la frontière reste fermée et les combats continuent, malgré un cessez-le-feu signé il y a peu.

Nous sommes 3,5 milliards d’êtres humains confinés. Ils sont des millions sur les routes.

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Sources :

1 : https://www.unhcr.org/fr-fr/aq.html

2 : https://data2.unhcr.org/en/

3 : La Syrie compte 18 millions d’habitants, et plus de 5,5 millions ont fui la guerre. La Turquie accueille 64 % des réfugiés, soient 3,5 millions de personnes. Suivent Le Liban ( 900 000 personnes), la Jordanie ( 650 000), l’Irak (248 000) et l’Égypte ( 129 000). Dans le pays 6,6 millions de personnes sont déplacées en interne.

Chiffres : https://www.unhcr.org/fr-fr/ / au 29 février 2020

4 : https://migrationdataportal.org

> Julie Salabert

Julie séjourne actuellement au Kurdistan irakien dans le cadre d’une mission d’enseignement.