Donatien Laurent, au cœur de la tradition orale

Donatien Laurent est décédé la nuit dernière. Pour lui rendre hommage, Le Peuple breton fait profiter ses lecteurs d’un article d’Herri Gourmelen publié en 2009 sur celui qui fut un « défricheur ».

Dans un ouvrage collectif publié aux PUR (1), une pléiade d’universitaires rendaient hommage au directeur de recherche du CNRS, ancien directeur du CRBC (Centre de recherche bretonne et celtique) et fondateur du département d’ethnologie à l’ Université de Bretagne occidentale, « chercheur internationalement reconnu pour ses travaux sur les chants du Barzaz Breiz de T. H. de la Villemarqué, pour ses contributions à la connaissance de la littérature orale bretonne… ». Cet été [ndlr : 2009], comme un écho indirect à cet hommage, paraissait chez Coop Breizh Régis Huiban 1732, un CD « fresque sonore, confrontant la matière traditionnelle au jazz, à partir d’une histoire vieille de trois siècles, celle de l’assassinat d’un paysan » ( OF du 10-08-09 ). Il s’agit de la gwerz relatant le meurtre de Loeiz er Ravaleg, enregistrée par Donatien Laurent, en 1966, auprès de Marie Huilliou, pratiquement in extenso la version collectée par La Villemarqué. La controverse, plus idéologique que scientifique, sur l’authenticité du Barzaz Breiz s’en est trouvée du même coup dégonflée. Ce CD donne aussi l’occasion de rappeler que Donatien, comme nous sommes nombreux à l’appeler, a joué un rôle important dans le renouveau musical breton de la fin des années cinquante et du début des années soixante.

Donatien est né en 1935. Son père, Pierre Laurent, qui deviendra Contrôleur général d’EDF, finit par s’établir à Paris pour se rapprocher de la Bretagne, à défaut de pouvoir y revenir définitivement. C’est lui qui donne très tôt à son fils le goût de la culture bretonne. Mais ce n’est qu’après la guerre que celui-ci découvrira véritablement le pays et la mer, et d’abord dans la maison familiale du Conquet. De sa mère, originaire de Loire-Atlantique, il héritera du goût pour la musique et d’une oreille musicale particulièrement fine. Dès l’adolescence, il se met à l’étude de la langue, seul au départ, puis à Ker Vreizh avec Kerlann. Ne se sentant « pas parisien du tout », il est en décalage par rapport au monde qu’il côtoie, à commencer par ses camarades de classe. A Paris, comme nombre d’autres acteurs du renouveau culturel breton interviewés dans ces colonnes, il fréquente les cercles Nevezadur, Jabadao, y rencontre beaucoup de monde, Yvon Palamour, René Henry, Pierre Le Padellec…

Sur les conseils de la famille qui doute de la possibilité de vivre uniquement de la collecte de la tradition orale, il s’inscrit en droit, tout en étudiant l’anglais et, attiré par les pays celtiques, visite l’Écosse et l’Irlande. Parallèlement, il suit les cours du célèbre linguiste Martinet et les cours de celtique du non moins renommé Bachellerie. Il est également en contact avec Pierre Roland Giot, le responsable du laboratoire d’anthropologie préhistorique de Rennes. Familier du Barzaz Breiz depuis l’adolescence (Donatien se plaît à rappeler que c’est Joseph Bréart de Boisanger, descendant de La Villemarqué, qui a signé son image de communion dans l’établissement où il est collégien) et instruit de la polémique qui entoure l’œuvre, il commence les enquêtes et le collectage de terrain très tôt. Contrairement à ce qu’on peut entendre ou lire, ici ou là, ce n’est donc pas le grave accident dont il sera victime en 1957 qui déterminera sa vocation ; celle-ci était née bien avant ; l’accident qui le contraint provisoirement à renoncer aux études commencées, le ramène simplement à son choix de toujours.

Lors du stage Ar Falz de Glomel ; il fait la connaissance de Jean-Michel Guilcher, un maître devenu un ami. Le grand ethnologue dont la thèse sur la danse traditionnelle en Basse-Bretagne reste une somme inégalée, lui apprend, dit-il, la rigueur, l’exigence, la dimension humaine du travail d’ethnologue : l’attention aux milieux les plus simples, la fidélité à l’héritage du passé. Pour Donatien « le lien avec l’histoire est essentiel dans son goût pour la tradition orale ». Les contraintes formelles de la gwerz favorisent la conservation de la mémoire. Il s’agit de fixer le souvenir de l’événement ; la vérité prime (an dra-se zo gwir !). Noms, lieux, détails, tout est important, alors que la marque de la chanson de la tradition orale française c’est la généralisation, des figures types dans lesquelles chacun peut se projeter: le fils du roi, le jeune chasseur, la bergère etc. Cela s’explique par des limites géographiques réduites, Haute-Bretagne, Basse-Bretagne, les territoires ne sont pas si grands qu’on ne puisse situer les choses.

Marie Huilliou, bretonnante monolingue illettrée, qui en 1966 a chanté à Donatien la gwerz relatant le meurtre de Loeiz er Ravaleg, ainsi qu’une autre informatrice pouvaient faire le récit de l’histoire, deux cent trente quatre ans plus tard, avec des détails ne figurant pas dans le chant lui-même : lieu exact de domiciliation de la victime, contexte de l’assassinat, l’endroit où fut jeté le corps dans l’Ellé, le nom même de l’assassin… Étonnante mémoire du peuple au travers de laquelle surgissent aussi des clivages, y compris politiques, entre terroirs, ainsi entre Langonnet « de droite » et Le Faouët « de gauche », clivages qui ont perduré et qui ont été « reformatés » par la Révolution. La façon dont Donatien Laurent a magnifiquement su solliciter et révéler cette mémoire populaire a permis de mettre un terme à la querelle idéologique autour de l’authenticité du Barzaz Breiz pour ramener le débat sur le terrain de l’étude et de la science. Pour lui parler de tonalité nationaliste pour certains chants – tonalité insupportable pour d’aucuns – est inadéquat. La mémoire populaire, dit-il, traduit au long de l’ histoire bretonne une revendication de liberté. Ni plus, ni moins.

Le travail de l’ethnologue brestois sur les chants recueillis par La Villemarqué va avoir un grand retentissement dans les milieux universitaires étrangers. C’est ainsi qu’il sera invité en Finlande, du fait des analogies avec la situation en Bretagne. En effet, c’est en 1835 qu’Elias Lönnrot a publié l’équivalent du Barzaz Breiz, le Kalevala. Cette publication marque le début de la reconquête de leur histoire et de leur liberté culturelle par les Finlandais, liberté culturelle qui ne sera effective qu’au XXème siècle. Dans cette lutte des Finlandais il n’est pas plus question de communautarisme que dans le combat actuel des Bretons pour la reconnaissance de leur identité culturelle. « Il s’agit de s’ouvrir et d’emprunter et non de s’ouvrir pour se fondre et disparaître », dit Donatien Laurent qui ajoute : « Langue et tradition sont inséparables. Une Bretagne sans breton populaire ne se conçoit pas ». C’est cette philosophie qui va le guider durant les douze années qu’il passera à la tête du CRBC après avoir succédé à son fondateur, Yves Le Gallo. Au travers de nombreuses conférences internationales il fera en sorte d’ouvrir sur l’extérieur, bien au-delà des pays celtiques.

Impossible de ne pas aborder la question de l’évolution de la musique bretonne avec celui qui dès le milieu des années cinquante, en compagnie du regretté Herri Léon, dit La Pie, allait en stage sur l’île de Skye pour s’initier à la cornemuse écossaise et adapter l’instrument, avec sa qualité de jeu, au répertoire breton, basé sur la musique chantée, et, contre l’avis des Écossais, allier bombarde et cornemuse. Quand on écoute le résultat aujourd’hui, nul y compris les Écossais ne peut nier que la réussite est totale : les bagadou ont atteint un niveau technique remarquable, dit celui qui à plusieurs reprises a fait partie du jury au concours de Lorient. De même l’initiative du Kan ar bobl révélant des talents comme Yann Fanch Kemener et tant d’autres est à louer. Si le spécialiste de la tradition orale chantée et sonnée devait émettre une réserve ce serait sur le « changement de couleur de la musique bretonne, des mélanges pas toujours convaincants ».

 

> Herri Gourmelen

Herri Gourmelen est malouin. Figure du mouvement politique autonomiste durant des décennies, a fut notamment conseiller municipal et conseiller régional UDB.