Le naufrage du « Bugaled Breizh ». Un festival de coups tordus

Anthonydela / CC BY-SA

Le naufrage du Bugaled Breizh est devenu une « affaire » qui s’inscrit dans une longue liste où figurent Seznec, Dreyfus, le crash du vol Rio-Paris… La différence, c’est qu’elle est d’une grande complexité, qu’elle dure depuis seize ans sans décision finale, qu’elle a une portée internationale et que les « dérives » y sont plus incontestablement nombreuses et plus graves qu’ailleurs. Voici la version longue de la tribune Invité du Peuple breton de janvier dernier.

« Viens vite, je chavire ! » sont les dernières paroles du patron du Bugaled Breizh, chalutier du Guilvinec, adressées à son ami Serge Cossec, qui pêche à proximité. Nous sommes le 15 janvier 2004, au large du cap Lizard, Cornouailles britannique. Le bateau disparaît avec son équipage de cinq marins.

Passons sur les méandres du procès-fleuve qui s’engage et allons à ses conclusions énoncées en 2010. Selon le très officiel rapport du BEA-mer (bureau enquêtes accidents), officine gouvernementale, le Bugaled Breizh a coulé parce que son chalut a croché le sable du fond. C’est la thèse de « l’accident de pêche » et de la « croche molle », comme si on pouvait crocher mollement le fond de la mer ! Sur les quais de France et de Grande-Bretagne, on parle de plaisanterie, mais c’est surtout la consternation. L’Ifremer (institut de recherches maritimes) n’a pas trouvé dans ses archives un seul cas de naufrage de cette nature. La « croche » est certes possible, mais elle ne peut avoir lieu que sur un obstacle dur : rocher ou épave. Ce n’est pas le cas ici, où le fond est plat et sablonneux. D’ailleurs, les PAP (poissons autopropulsés), caméras-robots de l’Andromède, navire militaire dépêché sur place, ont filmé l’épave. Les experts ont alors constaté que le chalut était bien à plat sur le fond et, surtout, qu’il n’y avait « aucun indice de croche ».

Enfin précision importante, le patron du Bugaled Breizh a dit « je chavire » et pas « je croche », expression pourtant normale pour un marin averti. Une croche est un phénomène connu et bien identifié : le bateau freine brutalement, les câbles se tendent jusqu’à la rupture. Le barreur n’a plus qu’à débrayer les treuils et le moteur, virer à la lame pour éviter d’embarquer. Continuer à faire route est insensé, c’est une attitude comparable à celle de l’automobiliste qui, ayant heurté un mur, conserve son pied sur l’accélérateur !

Le canot de trop

Sur la zone du naufrage, on repêche deux canots de sauvetage. Le compte est bon, puisque le Bugaled Breizh en possède bien deux. Surprise cependant : l’un est rouge, l’autre orange ! Plus étrange encore : on en retrouvera bientôt un troisième coincé dans l’épave. Quel est donc cet intrus et d’où vient-il ? On ne le saura pas, car il est vite coulé à coups de poignard par un plongeur anglais hélitreuillé. Pourquoi ? Tout simplement – nous dit-on – pour éviter que si on le découvre à nouveau, des recherches soient déclenchées.

Peut-être a-t-il été largué par l’hélicoptère militaire se trouvant sur zone ou encore par un sous-marin également tout proche : le Dolfijn, de nationalité hollandaise. Son commandant demande d’ailleurs par radio à un fileyeur anglais, le Silver Dawn, de s’écarter de sa route. Lorsque le patron de celui-ci lui précise qu’il va au secours de naufragés, le Néerlandais répond qu’il y va également.

La présence de ce sous-marin accrédite – dans les milieux de la pêche et de la marine marchande – la thèse qu’un sous-marin pourrait être le responsable du naufrage, lui en particulier. Le commandant du Dolfijn adopte alors une étrange parade. Comme il sait qu’on peut l’accuser d’avoir accroché les câbles du Bugaled Breizh alors qu’il évoluait sous l’eau, il affirme avoir navigué en surface toute la matinée. Il nie par ailleurs tout contact et toute conversation avec le pêcheur anglais. Le mensonge est éhonté. J’ai personnellement rencontré à Newlyn, Cornouailles britannique, Ken Thomas, le patron du Silver Dawn. Il a confirmé la présence du sous-marin et son dialogue avec le commandant. En outre, un jeune matelot du bateau de pêche m’a confié un film. Avec sa caméra achetée à Noël, il a tout filmé, notamment le Dolfijn en train de faire surface.

Le scoop de Paris-Match

Cette histoire de sous-marin ne semble pas intéresser les juges de Quimper chargés de l’affaire. Le commandant du Dolfijn n’est pas interrogé, pas plus que le Cross (centre de surveillance et de sauvetage) du cap Gris-Nez et son homologue de Falmouth. Grande malchance, l’enregistreur du Cross, qui, normalement, permet de reconstituer l’historique des événements, est « tombé en panne ». En vérité, quelqu’un, « par inadvertance », vingt minutes après le naufrage, a abaissé le disjoncteur au tableau général et ne l’a rétabli qu’en soirée. Ce même scénario s’était produit, quelques années auparavant, lors du naufrage du chalutier La Jonque, non élucidé également.

Pour tous les marins, le Cross, c’est l’institution du dernier recours, l’ultime planche de salut devant les périls. On la pare de toutes les vertus, on la veut exemplaire… Quand elle montre un autre visage, c’est l’immense et incompréhensible déception. Nouveau coup du sort : l’Eridan, le chalutier qui pêchait en compagnie du Bugaled Breizh, est fracturé et son ordinateur est dérobé lors de son retour à quai. À noter qu’aucun autre bateau n’a été touché et aucun autre objet n’a été volé.

Mais voilà enfin une nouvelle réconfortante. Elle s’étale sur deux pages de Paris-Match avec ce gros titre : « Le Bugaled Breizh a été éperonné, LA PREUVE ! » Une photo montre en effet un important enfoncement à l’avant du chalutier. Avec un large sourire, le ministre Dominique Bussereau est heureux de proclamer qu’un « cargo-voyou » est identifié. C’est le Seattle Trader, vraquier philippin, coupable idéal. « Une traque mondiale est organisée ! »

Il est donc pris en chasse, mais c’est en Chine, dans son port de destination, qu’il est examiné et finalement mis hors de cause ! Précisons qu’il est passé par le canal de Suez, à la sortie duquel la France dispose d’une base militaire. Un hélicoptère aurait peut-être pu s’approcher du navire et vérifier qu’il y avait ou non des traces d’abordage…

Avec le renflouement, la boîte de Pandore est ouverte

Après l’épisode foireux du « cargo-voyou » – leurre évident –, les familles sont excédées, elles protestent devant le tribunal de Quimper pour exiger le renflouement de l’épave. Les juges font droit à leur demande.

Lorsque la coque est sortie de l’eau, c’est la grande surprise. Certes, il y a bien un enfoncement, mais des deux côtés ! Ainsi donc, la caméra-robot a bien filmé l’épave sous l’eau, mais que d’un seul bord ! On peut s’étonner d’un tel manque de conscience professionnelle chez les opérateurs… Ne doit-on pas imaginer plutôt que les images de l’autre bord ont été « mises de côté » ?

Toujours est-il que la thèse de l’abordage ne tient plus. L’épave va-t-elle ouvrir la boîte de Pandore et fournir enfin des preuves ou indices ?

Selon les experts, ces déformations ne peuvent s’expliquer que par l’écrasement des tôles lors de l’entraînement au fond très rapide du chalutier par « une force exogène », formule utilisée pour éviter de désigner le vrai coupable, un sous-marin. On remarque également que l’une des funes est déroulée de 140 mètres de plus que l’autre.

L’amiral Dominique Salles est mandaté par le tribunal pour interpréter tous ces phénomènes. Militaire de haut rang, il a dirigé la flotte SNLE Atlantique et a été chef de mission militaire française auprès de l’Otan Est-Atlantique. Il est formel : selon lui « l’implication d’un sous-marin est hautement probable ». Il décrit le scénario avec précision : le sous-marin en plongée a accroché une fune (câble) du chalut et a ainsi entraîné le Bugaled Breizh au fond. Le 31 juillet 2008, le tribunal de Quimper en 2008 suit cette expertise et admet formellement que « seule l’intervention d’un sous-marin permet de donner une explication cohérente avec les éléments du dossier ». En 2010, la cour d’appel de Rennes confirme cette position. Pour les familles, c’est une grande avancée. Il s’agit maintenant de déterminer quel sous-marin incriminer.

La Manche, une mare à sous-marins

On a vu le Dolfijn se défausser sans vergogne. Mais des journalistes de France 3 ont l’idée de contacter le député local anglais Andrew George, qui se pose en défenseur des pêcheurs. Celui-ci interroge la Chambre des communes. Deux semaines plus tard, les réponses tombent. La Royal Navy reconnaît avoir fait voler le 15 janvier douze hélicoptères sur zone. Elle avoue également qu’un sous-marin a subi une avarie et est rentré à la base navale de Devonport pour réparer. C’est le HMS Turbulent.

On apprend finalement que deux manœuvres sous-marines étaient en cours ce 15 janvier. C’est l’Aswex-04, exercice de l’Otan, mais aussi la « Thursday war », spécifiquement britannique. Devant l’étonnement de Pascal Bodéré, journaliste du Télégramme, l’amiral Laurent Mérer, ex-préfet maritime de l’Atlantique, répond goguenard : « La Thursday war, c’est la guerre du jeudi, tout le monde le sait, elle a lieu tous les jeudis ! » Il ajoute : « Qu’il y ait des sous-marins dans la zone, c’est pas étonnant. Sur la carte, il y a la mention « zone d’exercice sous-marine ». »

Le HSM Turbulent, sous-marin nucléaire britannique, est maintenant dans le collimateur. Le site officiel Navy News indique que son commandant, Andy Coles, a pour mission début 2004 de « s’infiltrer parmi d’autres bateaux au large de la Cornouailles, sans révéler sa présence ». Un sous-marin français est également ciblé, le Rubis. Un marin de ce navire m’affirme – en me demandant de préserver son anonymat – qu’il était en manœuvre avec le HMS Turbulent et que celui-ci a dû abandonner en raison d’une avarie.

Nous avons la surprise, Thierry Lemétayer, fils du mécanicien disparu, et moi, de rencontrer le commander Coles. C’est à l’occasion de la projection à Newlyn de notre film The Silent Killer (le tueur silencieux), où il est venu incognito. Nous l’interrogeons évidemment sur l’implication de son sous-marin. Sa réponse est : « I am not guilty » (je ne suis pas coupable). Lui, peut-être, mais son sous-marin ? « I can’t tell you more » (je ne peux vous en dire plus). Fin de la conversation.

Le lendemain, lors d’une projection à Looe, ville proche de Devonport, une nouvelle surprise nous attend : elle s’appelle Lorraine Coulton, elle est l’assistante du commander Coles, et veut bien répondre à nos questions. Elle nie la présence du Turbulent le 15 janvier. Comme nous lui faisons remarquer que celui-ci a quand même émis deux messages dans la zone ce jour-là, elle déclare que c’est à tort qu’ils sont datés du 15 janvier. C’est 18 qu’il faut lire. De toute façon, selon elle, ces messages étaient prévisionnels, un peu à la manière des plans de vol dans l’aviation. Prédire l’avenir pour un événement passé, c’est nouveau ! Par ailleurs, peut-on imaginer qu’un message utilisant des moyens électroniques ou informatiques puisse comporter d’autres date et heure que celles de son émission ?… La mauvaise foi est-elle enseignée au Royal Naval College ?

Le sous-marin américain

On l’a vu, la Manche grouille de sous-marins le 15 janvier 2004. L’Europe est bien représentée : France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Allemagne, Espagne. Mais les États-Unis ne sont pas en reste. L’amiral Salles, pour qui la responsabilité d’un sous-marin ne fait pas de doute, ajoute qu’il s’agit d’un sous-marin américain. À l’appui, il fait remarquer que dans la période qui nous intéresse, un transport de matières nucléaires partant de la Hague à destination du Japon était mis en place. Il est convaincu qu’un tel événement ne pouvait être négligé par les Américains, qui, dans telles circonstances, ne manquent pas d’organiser une surveillance étroite et discrète. Le tribunal reste sceptique et évoque « une construction intellectuelle », comme si toute hypothèse n’en était pas une. Le plus difficile est évidemment d’en avoir la preuve.

Les Américains ne vont pas facilement avouer qu’ils peuvent ainsi agir en solo, à l’insu de leurs alliés, à quelques encablures des côtes anglaises. Mais il faut savoir que dans de tels cas, ils n’apparaissent pas en nom propre. Ils utilisent certaines de leurs agences ou même des sous-traitants. L’objectif est bien sûr d’affirmer, toute honte bue, que « c’est pas nous ». Inculper les États-Unis n’est donc pas un leurre de plus, comme certains ont pu dire, mais une hypothèse plausible. Et ce n’est pas sans raison que l’amiral Salles est revenu à la charge auprès du tribunal pour faire valoir son point de vue, fruit d’une longue expérience. En vain.

Et s’il était russe ?

Une autre hypothèse est émise, on peut même dire « mise en scène », puisque présentée comme « la preuve de l’implication d’un sous-marin ». Il s’agit des traces de titane relevées sur les funes du chalut. En fait, ces traces ne sont pas significatives et, plus grave, le titane n’est pas un matériau spécifique des sous-marins. Il est par contre assez couramment employé comme composant de peintures. À ce titre, on en trouve aussi sur les chalutiers !
Seuls les Russes, semble-t-il, l’utilisent dans la construction de leurs sous-marins, les Barrakouda notamment, abandonnés lors de la chute de l’URSS et remis en service récemment. La Russie dispose en effet d’abondantes ressources de titane. Pourquoi donc dans notre affaire personne n’a-t-il mis en cause un sous-marin russe ? La raison est simple : on voulait sans doute créer un leurre de plus et gagner du temps. Mission accomplie.

Une justice injuste envers ses juges

On imagine la justice monolithique et rigoureuse, agissant dans le cadre de codes et de procédures contraignantes. Le procès du Bugaled Breizh montre au contraire un laxisme ouvrant les portes à tous les arbitraires. Ainsi, certaines pistes ne sont pas explorées, d’autres le sont alors qu’on sait qu’elles sont sans issue. Pire encore, l’exécutif, c’est-à-dire l’État, intervient à sa guise pour récompenser ou châtier. Ainsi, le procureur Roland Esch qui a autorisé le renflouement du Bugaled Breizh, est muté à Mâcon, remplacé par Anne Kayanakis. Celle-ci, semble-t-il, a l’appui de Michèle Alliot-Marie et Rachida Dati, qui, quelque temps après, lui obtiendront un poste à sa convenance dans le Sud-Ouest. Quant aux deux juges de Quimper qui ont conclu à la responsabilité d’un sous-marin, ils sont limogés. Enfin, le dossier tout entier est transféré (« dépaysé » dans le jargon judiciaire), sans doute pour le mettre à l’abri de ces braillards de Bigoudens.

L’Angleterre, éden judiciaire ?

Les deux corps des marins repêchés ayant été déposés sur le sol de Sa Majesté, le coroner local est saisi de l’affaire. Ainsi le veut le droit britannique. En l’occurrence, il s’agit d’une coroner, Mrs Emma Carlyon, issue d’une longue lignée de notables au service de la Couronne. La fonction de coroner est double : médecin légiste (pour les autopsies) et juge.

Cette dame affirme sa détermination à mener l’enquête et son empathie à l’égard des familles. Elle nous assure que la justice de son pays est efficace et surtout soucieuse de protéger les justiciables. Selon elle, tout le monde peut être appelé à la barre pour éclairer les juges, qu’il s’agisse d’un simple sujet, d’un officier ou d’un ministre, sans aucune restriction. Enfin, l’affaire peut être présentée à un jury populaire.

Mais malgré l’engagement officiel de la procédure outre-Manche, la coroner ne peut agir concrètement tant que la France n’a pas elle-même abouti dans ses investigations. C’est donc à partir du non-lieu final prononcé par la cour d’appel de Rennes et la Cour de cassation qu’elle peut prendre le relais.

Malheureusement, un Queen’s counsellor (conseiller de la reine) lui est bientôt adjoint, au motif que c’est un dossier trop lourd pour ses faibles épaules. Comme en France, donc, des pressions s’exercent pour orienter l’enquête et bientôt celle-ci lui est retirée au profit d’un nouveau coroner. Celui-ci précise sans ambages que le rapport du BEA-mer va servir de point de départ à la procédure. Pour l’association de défense du Bugaled Breizh, c’est la consternation.

La démocratie en danger

Nos vieux pays, la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, dont les institutions restent encore des modèles, ont oublié que celles-ci reposent sur un principe fondamental : celui de la séparation des pouvoirs. Or, quand un office comme le BEA-mer fait foi parce qu’il est proche du gouvernement, alors que l’Ifremer est écartée à cause de son indépendance, quand, en Grande-Bretagne, les pressions s’exercent publiquement… on peut vraiment s’interroger sur l’avenir de nos démocraties.

Entretenir la mémoire et continuer le combat

Tels sont les objectifs de l’association « SOS Bugaled Breizh » qui s’est créée. Après bientôt seize ans passés, les familles restent éprouvées. Le drame ne les a pas seulement atteints elles : une large partie de la population a été touchée et s’est sentie concernée. Les quelque trois cents adhérents, qui se recrutent bien au-delà du monde maritime, participent aux diverses commémorations et manifestations.

 

 

> Jacques Losay

Jacques Losay est l'auteur de "Bugaled Breizh, l’enquête torpillée" et le réalisateur du film "The Silent Killer"