Printemps 2019. Je me promenais place Saint-Sulpice, à Paris. Je faisais ma « Parisienne », aurait dit ma grand-mère et voilà qu’entre les stands du Marché de la Poésie, j’ai découvert un petit bouquin : « Touché ! », de Célestin Freinet, qui de fil en aiguille, m’a ramenée d’où je venais, vers Trégunc.
Parmi vous, j’en suis sûre, beaucoup ont enseigné, se demandant avec ardeur – et angoisse parfois – comment faire entrer, en ces têtes dites « blondes », les fractions ou l’accord du participe. Et ils ont songé à lui, Célestin, céleste Célestin ! Effréné Célestin, connu dans le monde entier pour ses réflexions et réussites pédagogiques. Et ils ont essayé d’absorber, d’appliquer ce qu’il recommandait, avec espoir, souvent avec bonheur.
Son premier correspondant, en ce qui concerne la pédagogie, fut René Daniel, instituteur à Saint-Philibert de Trégunc, vers Pont-Aven, dans les années 1920, qui adopta comme lui, l’imprimerie à l’école et le texte libre. L’un, en Bretagne, eut jusqu’à 92 élèves, l’autre en Provence avait des classes presque aussi bondées. Ils échangèrent les textes libres de leurs élèves, de petits films tournés en 9,5 mm Pathé-Baby. C’étaient « deux classes extrêmement pauvres », disait Freinet. La relation de cette expérience paraît dans L’École Emancipée en 1927 et 1928. Elise et Célestin Freinet, dans Souvenirs de notre vie, rappellent ce que furent ces échanges :
« Nous vivions désormais la vie de nos petits camarades de Tregunc. Nous les suivions en pensée dans leurs chasses aux taupes ou leurs pêches miraculeuses, car la mer était venue vers nous et nous tremblions avec eux les jours de tempêtes. Nous leur racontions, nous, la cueillette de la fleur d’oranger et des olives, la fabrication des parfums ou les fêtes de carnaval, et notre Provence tout entière s’en allait ainsi vers Trégunc.
Et un jour arriva le premier colis. Il contenait des algues et des coquillages, et tout un paquet de crêpes délicieuses. Nous en avons mangé, nous en avons fait goûter à la grande classe, et chaque élève est parti à midi avec une part minutieusement établie à l’intention des parents. Leur réaction ne s’est pas fait attendre : « Il faut leur envoyer des oranges, des kakis, des olives, des fougasses. » Et le colis pour Trégunc se préparait dans la fièvre. Une vie nouvelle pénétrait dans la classe. » (1)
Sur un petit film on voit tous les gamins de Tregunc saluer l’un après l’autre leurs correspondants de Bar-le-loup en levant leur béret. Sur « Notre Livre », imprimé sur une petite presse CINUP, recommandée par Freinet, on peut lire, entre autres, à la date du 9 octobre 1926, ce texte d’un enfant de Trégunc : « Tout en gardant ses 12 vaches, Martin faisait du feu dans le champ avec des racines de blé. Il cuisait des pommes, des pommes de terre et des prunelles qu’il mettait dans une vieille boîte de sardines. »
Outre ce qu’ils avaient en commun : leurs idées politiques et leurs élans vers une enfance savante et heureuse, ils avaient tous deux, bien avant leurs recherches pédagogiques, vécu la Grande Guerre, Freinet né en 96, Daniel en 97.
Ce qu’on peut découvrir de Célestin Freinet, c’est : Touché !. Un tout petit livre ! Ce n’est pas encore de la pédagogie, c’est un récit tout simple, émouvant, drôle parfois, de sa blessure au poumon, en 1917, sur le Chemin des Dames, ce dont il garda, toute sa vie, une grande fragilité. Eh oui ! Il était là, lui aussi. Il vient d’avoir vingt et un ans. Écrit en 1919, d’après les notes d’un carnet de campagne, il avait été publié une première fois en 1920, par La Maison française d’art et d’édition puis repris en 1996 par L’Atelier du Gué. Autant dire qu’il s’agit d’un texte rare.
« Partout fourmillement… Obus qui glissent sur le toit… Sur le haut du coteau où nous sommes adossés, un joli bois où on serait bien avec sa belle… On joue. Quand on est monté en ligne, le bruit des mitrailleuses nous assourdissait. » (2)
Pas de pathos. Une ellipse, pudique, fréquente, de l’accident, de la catastrophe :
« Un soldat a appuyé son front sur le rebord de la tranchée qu’il vient de creuser – comme pour dormir. Ses voisins n’ont rien vu, n’ont rien entendu ; aucune trace de sang… il est mort. » (3)
Aucune malédiction, aucune invective mais souvent un humour éploré : il dit la bonne aventure aux infirmières, joue à cache-cache avec un écureuil, conclut de la balle qu’on vient de lui retirer :
« Elle est là, en effet, le beau cuivre rouge taché de sang, et elle est chaude. Je suis remonté dans ma chambre, tout joyeux. Le haut de l’escalier commençait à être vague et dansant. » (4)
Il termine son récit par :
« Le printemps arrive… La mémoire revient, hélas !… Quand les feuilles auront poussé, j’aurai cessé d’être un petit enfant. »
René Daniel était revenu, lui, indemne mais révolté par cette boucherie. Plus acerbe, plus amer, il citait la parole d’Anatole France : « On croit mourir pour la patrie et on meurt pour des industriels. » (5) Étant donné leur connivence politique, Célestin Freinet, aurait certainement souscrit à cette désolée conclusion.
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(1) Élise et Célestin Freinet, Souvenirs de notre vie, Stock, archives numérisées de la B.N.F. collection Gallica en ligne, p. 110 (2019) ou Pierre Moutel, Les Amis du Patrimoine de Tregunc, 23-6-12 patrimoinetregunc.blogspot.com, consulté le 26-6-19
(2) Célestin Freinet, Touché, Souvenirs d’un blessé de guerre, Atelier du Gué, 2014, p. 13
(3) Ibid. p. 16 (points de suspension de l’auteur)
(4) Ibid. p. 80
(5) Henri Portier, Le Nouvel Educateur, n° 56, février 94, https://www.icem-freinet.fr, consulté le 26-6-2019