D’une péninsule anonyme à la Bretagne, l’histoire d’un nom

« Nous sommes en 50 avant Jésus-Christ. Toute la Gaule est occupée par les Romains… Toute ? Non, un village peuplé d’irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l’envahisseur. »

Texte narratif introductif d’Astérix et Obélix.

Voilà comment commence toute aventure du Gaulois moustachu le plus connu au monde. Entouré des camps romains Aquarium, Babaorum, Laudanum et Petitbonum, le village est situé en Bretagne, et plusieurs fois, la Bretagne est reconnaissable. Le poissonnier Ordralfabétix possède des terres à Carnac (et serait d’ailleurs à l’origine des alignements selon Astérix en Hispanie) et pour s’inscrire dans la légion romaine pour sauver Tragicomix, nos deux héros Astérix et Obélix vont à Condate (dans Astérix Légionnaire), aujourd’hui plus connue sous le nom de Rennes.

Astérix et Obélix, héros bretons ? Eh bien, pas tout à fait. Le village est situé par César en « Armorique » … Pas de Bretagne ici. Il faut dire, César a beau avoir écrit sur la Guerre des Gaules, il aurait dû être sacrément en avance sur son temps pour parler de Bretagne, plusieurs siècles avant l’invention du terme…

Comment s’est appelée cette pointe de l’Europe sous les différents peuples historiques, usant de l’écriture contrairement à la plupart des habitants de cette région ? Et le nom de la Bretagne ?

I – La péninsule occidentale…

C’est vers le Ve siècle avant notre ère que nous trouvons des mentions par les explorateurs de la Bretagne. Selon Pline l’Ancien, au Ve siècle, l’explorateur carthaginois Himilcon remonte les rives de la péninsule Ibérique vers les îles Cassitérides, ou les îles de l’étain en grec. L’étain, métal précieux et essentiel dans la conception du bronze, est une denrée rare pour les peuples de Méditerranée, et déjà durant ces époques reculées, le commerce en est friand. La présence de vases grecques dans la tombe de Vix (Bourgogne Franche-Comté), datées de la fin du VIe siècle avant J.C. en témoigne.

Situer les îles Cassitérides est quasiment impossible de nos jours, celles-ci sont localisées de l’Espagne jusqu’aux Îles Britanniques, en passant par la Bretagne. Il est probable que dans ce nom – il faut voir pour les peuples de la Méditerranée un nom passe-partout – qui regroupe quasiment toutes les régions de l’extrême-occident. Seule l’étymologie garde une importance de ce nom, car des îles Cassitérides, certains auteurs estiment que l’on y trouve l’origine du nom de la Cornouaille, ou des Cornouailles britanniques. Ces explorateurs, cherchant souvent des matières rares autour de la Méditerranée, s’intéressent donc progressivement à la région qui deviendra la Bretagne.

Statue de Pythéas d’Auguste OTIN, du Palais de la Bourse à Marseille.

Vers -320, c’est le grec Pytheas qui va explorer les terres au nord de l’Europe. « Christophe Colomb des contrées nordiques » selon Winston Churchill, nos sources expliquent qu’il part de Massalia (Marseille), et voyage en Bretagne, aux îles Britanniques, au Danemark, et certains racontent même qu’il découvre l’Islande ; tandis que lui parle de son voyage dans la mythique île de Thulé. Lors de son périple en Bretagne, il découvre le Cap Kabaion, (aujourd’hui la Pointe de Pencherc’h), et Uxisama (Possiblement Ouessant selon certains auteurs, réfuté par d’autres). La Bretagne prend vite un rôle essentiel dans le commerce des Grecs, toujours dans cette recherche de l’étain. Le port de Corlibo (peut-être à l’emplacement actuel de Saint-Nazaire, en tout cas, il est estimé sur l’estuaire de la Loire) semblait être une étape essentielle dans la recherche de ces matières premières…

Malheureusement, le texte de Pythéas, De l’Océan, est aujourd’hui uniquement connu de quelques autres auteurs l’ayant repris. Plus généralement, sous les Grecs, nous ne trouvons pas chez les nombreux auteurs qui mentionnent ces terres les plus occidentales (Hérodote, Polybe ou Poséidonos.) de véritables noms pour identifier la zone géographique de la Bretagne actuelle… Ephore, vers -350, parle des « Colonnes Boréales », pour désigner la région. Il faut dire que les Grecs reprendront abondement les travaux de Pytheas (tout en l’accusant d’être un menteur et un affabulateur), mais n’iront plus beaucoup vers l’extrême-occident.

II – L’Armorique, pointe maritime de l’Empire.

Si le Grec ne peut nous aider, c’est vers le Latin qu’il faut se tourner. Dans l’édition 2012 du célèbre dictionnaire de latin Gaffiot, la racine « Armoric » est une contraction de la forme plus pure « Aremorica », soit l’Armorique, que l’on trouve chez Pline l’Ancien ou chez César. Toujours selon le Gaffiot, l’Armorique correspond donc à la « province occidentale de la Gaule ».

Quand on voit aujourd’hui les romans, journaux, et autres séries qui se déroulent en Bretagne (Dolmen de Nicole Jamet et Marie-Anne Le Pezennec, par exemple), le nom d’Armorique est donc rattaché à la Bretagne, souvent utilisé comme synonyme. Thomas Procureur et Christian Le Bart parlent même « d’argument de marketing territorial » et de « dimension identitaire », quand les Côtes-du-Nord décident en 1990 de prendre le nom de « Côtes-d’Armor » :

« Car l’un des enjeux de toute cette démarche est bel et bien l’affirmation, par les habitants et par les élus de ce département, de leur identité et de leur géographie bretonne. Armor renvoyant aussi à Armorique contribue un peu plus à l’association entre territoire vécu et espace géographique. Ce lien est d’autant plus primordial que le processus implique de la part de la population une appropriation du nom du département, nom qui, lui-même, se doit de ressembler au territoire (ou a minima d’en suggérer l’idée). »

« Quand les Côtes du Nord sont devenues les Côtes d’Armor. Le département entre identité et attractivité »

Thomas Procureur et Christian Le Bart.

Ancienne carte des Côtes-du-Nord, de 1791.

 

L’Armorique, c’est donc l’ancêtre de la Bretagne, une proto-Bretagne qui aurait changé de nom comme Lutèce est devenue Paris, Rotomagus, Rouen, ou l’Hispanie est devenue l’Espagne… ? Pas si sûr.

Quand nous décortiquons les textes antiques, nous déchantons rapidement. L’Armorique ne désigne pas nécessairement la Bretagne, mais englobe une réalité bien différente. Quand César dans sa Guerre des Gaules parle d’Armorique, il y place bien les peuples Corsiolites (région de Corseul et Dinan), Riedones (région de Rennes), et Osismes (Pointe du Finistère), il n’y intègre pas toujours les Vénètes (région de Vannes) et Namnètes (région de Nantes). En revanche, il y incorpore les peuples calètes (région de Calais), unelles (soit le Cotentin) et lexoviens (région de Lisieux.). Pline l’Ancien, lui, y incorpore même l’Aquitaine, expliquant que le Dux Armoricani avait sous son commandement le fort de Blabia, situé à Blaye… Soit l’estuaire de la Gironde. L’Armorique, suivant les auteurs, peut représenter donc une réalité bien différente de celle que nous voyons aujourd’hui, fortement réductrice.

Il faut comprendre que pour les auteurs antiques, il n’existe pas d’unité chez les tribus gauloises qui peuplent l’Armorique. César insiste sur la suprématie des Vénètes sur le reste de territoire. Plusieurs fois, les peuples de l’Armorique sont alors rapprochés d’autres peuples divers et variés. Strabon, par exemple, assimile le peuple des Vénètes à ceux vivant dans la région de Vénétie, au nord de l’Italie, sans doute par proximité toponymique. En 135 de notre ère, chez les Riedones, un représentant du peuple des Carnutes (ou Pagus Carnatures) se retrouve dans le cadre de rapprochement entre plusieurs cités gallo-romaines.

Mais le terme de « Bretagne » existe en latin. Toujours selon le Gaffiot, nous retrouvons le terme de « Britannia », ou Bretagne, chez César et Cicéron, et le terme de « Britanni », Bretons, chez César de nouveau, mais aussi Horace et Sidon. Cependant, il faut comprendre que ces auteurs ne parlent donc pas de la petite Bretagne, mais bel et bien la Grande-Bretagne. Il n’y a alors pas de rapprochement chez les auteurs latins entre la Bretagne et les îles Britanniques. En 43 de notre ère, suite à la conquête du sud de la Grande-Bretagne par Claude, le sénat lui accorde un triomphe. En plus du triomphe, il reçoit le titre honorifique de « Britannicus ». Ainsi, le nouveau nom complet de Claude devient : « Tiberius Claudius Caesar Augustus Germanicus Britannicus ». Si ce dernier n’usera jamais de ce terme, il est alors transmis à son fils, qui se fera alors appeler « Britannicus ».

Extrait de la Table de Peutinger, représentant le territoire de la Bretagne, et le sud de l’Angleterre.

 

Ainsi, la “Bretagne” et les “Bretons” ne sont pas le territoire et les habitants de l’Armorique, tandis que l’Armorique elle-même ne représente pas le territoire des cinq peuples gaulois composant l’actuelle Bretagne historique. En définitif, il n’existe pas de terme pour regrouper géographiquement ces peuples gaulois précisément. Donc vouloir nommer cet ensemble comme uni relève de l’anachronisme.

III – Et la Bretagne fut.

Le territoire de la Bretagne n’échappe pas aux troubles de la fin de l’Empire Romain. Au cours de cette période, la région se christianise et se replie sur les cités, qui en cette fin de pouvoir impérial, prend le relais de la puissance politique. Les études archéologiques des villes de Nantes comme de Rennes entre autres, nous montrent que les cités se dotent de murailles, qui pour certaines survivront jusqu’au XVIIe siècle.

Mais pour la Bretagne, ce qui va marquer les Ve et VIe siècles, sont surtout des émigrations importantes des Bretons insulaires vers les territoires continentaux. Si ce n’est pas ici le sujet de notre article, il faut comprendre que de nombreux Bretons s’installent en Armorique, dans un mouvement parallèle à celui de l’évangélisation des territoires. Cette évangélisation est double. Elle passe par les terres pour les évêchés de Rennes et Nantes, évangélisés de façon traditionnelle à la gallo-romaine, avec des évêques venant de Rome, et de nombreux martyrs ; tandis que les évêchés plus en profondeur, sont eux évangélisés par des moines venus pour la plupart d’Irlande ou du Pays de Galles. Seul l’évêché de Vannes représente une double nature : Si Patern, le premier évêque de Vannes, est considéré comme faisant partie des fondateurs du Tro Breizh, il est avant tout un Gallo-romain.

C’est dans ce contexte qu’apparaît alors une distinction du territoire. Grégoire de Tours, vers 590, parle de Bretons pour parler des peuples de l’Armorique qui résistent aux Francs. Logiquement, il ne cite donc pas les évêchés de Nantes et Rennes, qui ne font donc pas partie de la Bretagne, de ces peuples barbares aux yeux de l’historien du VIe siècle. Tandis que l’évêché de Vannes n’est lui cité que pour féliciter sa libération du « joug pesant des Bretons. »

Comment le terme de Breton, utilisé uniquement pour désigner les peuples de la Grande-Bretagne s’est retrouvé à désigner aussi les peuples de la petite Bretagne ? Eh bien, comme dit précédemment, l’arrivée des Bretons insulaires, poussés par les Angles et Saxons, y joue pour beaucoup. Et pour comprendre cela, il faut prendre en compte une réalité bien différente de ce que l’on pense ; la Manche est aux Ve, VIe et VIIe siècles un espace de communication

bien plus dense que les terres. Selon les auteurs de l’époque, traverser la Manche représente un défi relatif, d’environ 24h. En cette époque, il est beaucoup plus dangereux et difficile de traverser la même distance sur terre. Il y a donc plus de cohérence géographique entre la Grande-Bretagne et la petit Bretagne, qu’entre la Bretagne et la Normandie, par exemple, car il y est plus facile d’avoir des communications.

Frontispice de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours / Bibliothèque Nationale de France.

C’est pour cela que dans un premier temps, nous retrouvons des « royaumes doubles », et des termes qui se retrouvent de nos jours aussi bien en Angleterre qu’en Bretagne. La Domnonée, par exemple, correspondait au VIIe siècle, aussi bien aux terres aujourd’hui du comté de Devon, dans le sud de l’Angleterre, mais aussi au royaume de Domnonée qui correspondait aux terres de Saint-Pol-de-Léon. Le cas de la Cornouaille en Bretagne (soit la région de Quimper), et des Cornouailles (qui représentent la pointe sud de l’Angleterre) est aussi équivalent. Dans un premier temps de l’histoire de la Bretagne, plusieurs territoires sont donc partagés entre le continent et l’île. C’est aussi pour cela que la forêt de Brocéliande, dans le mythe arthurien, se retrouve chez Chrétien de Troyes en Grande-Bretagne, mais chez Jean d’Orronville à Quintin, dans les Côtes-d’Armor.

Les VIe et VIIe siècles voient donc le terme de Bretagne devenir synonyme de ces peuples qui se rebellent contre l’autorité franque. C’est le cas pour l’historien byzantin Procope de Césarée au VIe siècle, le poète Fortunat (mort vers 600), ou l’évêque de Lausanne, Marius d’Avenches dans ses Chroniques Universelles.

Dans un premier temps, la Bretagne correspond donc au territoire du continent où vivait majoritairement les Bretons et non pas à un ensemble politique cohérent. Cependant, l’avènement des Carolingiens change la donne. À plusieurs reprises, la péninsule rebelle est matée par les armées carolingiennes, sans que celles-ci n’arrivent à établir un contrôle durable sur la région. Pépin le Bref forme alors les Marches de Bretagne sur les comtés de Rennes, Nantes et Vannes vers 750 pour contenir les intenables bretons dans leur territoire. Là, il n’y a plus de doute, la « Bretagne » est maintenant sur la péninsule armoricaine.

La Bretagne « définitive » aux neuf évêchés se concrétise en septembre 851 après la victoire des bretons d’Erispoë à la bataille de Jengland (Guémené-Penfao, en Loire-Atlantique). Lors du traité d’Angers, les frontières – de ce qui deviendra plus tard au Xe siècle le duché de Bretagne – se forment, en exceptant les conquêtes éphémères de Salomon dans le Contentin, conquêtes qui ne resteront pas longuement sous le joug breton, la Bretagne naît, et elle est nommée.

Pour souvenir, nous rappellerons que quelques historiens bretons, au XIVe siècle, voient dans le nom Bretagne une origine plus exceptionnelle, celle de Brutus de Bretagne, petit-fils d’Énée et fondateurs de la Grande-Bretagne, voire ancêtre du roi Arthur lui-même… Pour nous rassurer, rappelons que les Français firent la même chose avec Francion (ou Francus), et que nous fûmes à quelques chants d’apprendre les exploits de ce héros dans nos écoles, grâce (ou à cause ?) d’un poème heureusement inachevé de Pierre de Ronsard…

 

Bibliographie et autres sources :

-Collectif, Atlas d’histoire de la Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2002.

-Collectif, Dictionnaire d’histoire de la Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2008.

-CHEDEVILLE André, GUILLOTEL Hubert, La Bretagne des saints et des rois Ve-Xe siècle, Rennes, Ouest-France, 1984.

-CORNETTE Joël, Histoire de la Bretagne et des Bretons, Des âges obscurs au règne de Louis XIV, Paris, Seuil, 2005.

-DELUMEAU Jean, Histoire de la Bretagne, Paris, Privat, 2000.

-FABRE Paul, « Les Grecs à la découverte de l’Atlantique » dans Revue des Études Anciennes, 1992.

-Le BART Christian et PROCUREUR Thomas, « Quand les Côtes du Nord sont devenues les Côtes d’Armor. Le département entre identité et attractivité » dans Mots. Les langages du politique, 2011

-LEPAGE Dominique dir., 11 questions d’histoire qui ont fait la Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2009.

-MERDRIGNAC Bernard, La Bretagne, des origines à nos jours, Rennes, édition Ouest-France, 2009.

> Romain Marchau

Romain Marchau est un étudiant en histoire de l'art moderne, spécialisé dans l'architecture des Marches de Bretagne. Il est membre du collectif Rubrikenn Istor Breizh.