Radio femme, le partage en peer to peer

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En ces temps de #metoo et d’émergence inédite des paroles sur les violences, je m’aperçois que certains hommes proches de moi sont tout à fait largués. Je les vois essayer d’écouter, parfois avec une remarquable souplesse et un vrai respect, et pourtant échouer lamentablement à soutenir des victimes. J’en vois même se mettre dans des situations regrettables où ils finissent par soutenir des agresseurs ostensibles sans l’avoir choisi. J’en ai longtemps conclu qu’ils avaient juste intérêt à (ne pas) agir comme ils le font. Ce n’est pas faux, mais je viens de réaliser que ce n’est pas tout. Il leur manque aussi un outil culturel, que les filles et les femmes apprennent à l’usage de ce que j’appelle « radio femme ».

Radio femme, c’est le canal clandestin par lequel les femmes s’alertent entre elles des zones de danger en patriarchie. C’est un mode de transmission d’information oral pratiqué dans toutes les sociétés traditionnelles et modernes où les femmes font face à des dangers en tant que femmes, tout en devant prétendre publiquement que ces dangers n’existent pas. Radio femme transmet des messages rapides et succincts, car elle émet préférablement dans les interstices. Dans les encadrements de portes, quand les enfants sont déjà dans la voiture, quand Jojo cherche sa balle au fond du jardin, bref dès que les femmes se retrouvent, même pour 2 minutes, en non-mixité. On s’échange des tupper-wares, et paf, Juliette vous dit sans préambule et un octave plus bas qu’elle pense avoir été violée par machin il y a dix ans/Que l’entraîneur de nos filles leur vole des culottes/Que le maire signe le permis de construire pour un baiser/Que machin force à sucer en appuyant sur la tête/Bref. Puis on reprend le ton enjoué ou las qui convient à l’occasion sociale. L’information est concise et sans atermoiements, vérifiable uniquement par croisements. Elle est accompagnée de la mention partageable, ou non. La plupart du temps, c’est non. Même dans un monde éloigné du nôtre où la justice ferait son job, dénoncer un acte sans pouvoir en apporter la preuve matérielle c’est prendre le risque d’être condamnée soi-même, et lourdement, pour calomnie, et se retrouver à devoir de l’argent à un porc. Les femmes veulent bien s’avertir entre-elles, mais rares sont celles qui le font sans mesurer les risques pour elles-mêmes. Et c’est là que le système devient culture.

Mettons que j’aie reçu l’information « Tu le gardes pour toi, mais mon supérieur me tripote ». Sans choix de ma part, je deviens la détentrice secrète d’une dénonciation d’agression sexuelle. Le secret d’une autre devient mon secret car je dois vivre avec, en saluant peut-être quotidiennement le-dit supérieur, dans le respect du silence souhaité de sa victime. Ma connaissance me rend responsable de non-dénonciation, responsable de ce qui pourrait être évité à des femmes averties. Comment vais-je accueillir cette autre jeune fille qui vient en stage dans le même service ? La responsabilité est conséquente dans le domaine éthique et moral, mais aussi en termes légaux. On parle dans cet exemple, en considérant l’aggravation par usage d’autorité professionnelle, d’une peine encourue de 7 ans de prison et 100000€ d’amende, et de la non-dénonciation de ces faits. Mettons maintenant, comme c’est statistiquement probable, qu’une seconde femme me fasse la même confidence sur le même homme… Vous comprenez la dynamique : plus je détiens d’informations non-partageables, et plus se fait impérieuse la nécessité de leur partage, mais ces informations sont livrées sous format non-partageable.

Être de culture femme, dans des sociétés d’agressions patriarcales multiples, c’est avoir une culture articulée, transmissible entre les générations, de partage de ces informations officiellement impartageables. Notre secret ? Nous pratiquons le peer-to-peer depuis des millénaires. Nous opérons exactement comme les logiciels de partage de fichiers sous copyright. Une entité est non-partageable ? Il suffit d’en partager les micro-parties partageables à suffisamment de partenaires dans un même système. L’information énorme est débitée en sous-parties non-compromettantes pour leur source. La destinataire a le logiciel nécessaire au ré-ordonanncement des sous-parties. Tantine dit à sa petite nièce que peut-être, pour ce repas de Noël, c’est mieux qu’elle s’asseye loin de Papi. Cette information n’est pas accompagnée d’une justification. Le message est tronqué, donc peu compromettant pour l’émettrice, mais cependant clair pour l’intéressée (ou pour sa mère, qui ajoutera un léger « tu n’as pas froid, ma belle ? »). La rupture prosodique et un placement pragmatique pensé signalent la troncation du message. La réceptrice avertie remplit les ellipses et agrège les messages reçus de canaux différents. Plus la société soumet les femmes à ces contraintes de silences impossibles, et plus les femmes deviennent championnes en informations partielles partagées. Nous avons un système appris d’agrégation de messages « circulables ». Nous faisons sens de micro informations comme « Machin, je le sens pas », « Je pense que tu devrais demander à Machine comment elle va », « Le syndicat/groupe/pôle/magasin, je trouve pas très accueillant, en fait », « Machine ne vient plus, c’est étrange », « Vaut mieux pas s’inscrire aux cours de Truc », « Je pense que je vais rentrer plutôt », « Je sais pas, tu devrais parler à Martine, non ? », « le CA, c’est chouette, mais reste pas toute seule », etc. Ne nous testez pas là-dessus, on a assuré la circulation d’informations sur les avortements clandestins passibles de la guillotine pendant des générations.

Le système de radio femme n’est pas en soi féministe. Il n’implique pas d’organisation collective des femmes, ni sa conscience en tant que système. Il relève juste de la résistance individuelle en mini-réseaux d’individus mis en situation de harcèlement systémique. Radio femme peut devenir féministe si elle sert une mise en solidarité. Elle peut aussi juste soutenir le pouvoir patriarcal en place en aménageant au cas par cas sa survavibilité, et en rendant infernale la vie des femmes qui concentrent la réception de ces messages (dédicace spéciale à LA féministe de la bande de copines). Depuis le web 2.0, radio femme a explosé. Elle est soudainement passée du domaine strictement oral à l’écrit. Cela a brutalement démultiplié la partageabilité des messages, leur durabilité dans le temps. Cela a permis de sortir de la nécessité d’intimité minimale par l’anonymisation des interlocuteurs. Les femmes peuvent témoigner de situations précises via internet, partager de plus gros bouts d’information, et visualiser la masse d’informations obtenues. On ne compte plus les blogs et pages tumblr « paie ton truc/balance ton machin », dans toutes les langues.

Résultat, la plupart des femmes est en train de changer de cultures de partages d’informations, et la plupart des hommes en est toujours à ignorer que radio femme existe ! Le fossé est énorme. La masculinité patriarcale impliquait jusqu’ici d’être déconnecté de ce que vivent les femmes, et c’était assez tranquillou biloù. Il suffisait d’apprendre à détourner le regard et les oreilles sans en faire tout un plat. C’est une image, évidemment, hein. Personne ne peut détourner les oreilles. Il n’y a pas d’articulation pour ça. Il n’y a pas de paupières aux oreilles. Dans la vraie vie, la masculinité patriarcale demandait donc de recevoir les signaux de détresse d’humains proches et de les réinterpréter en bruit du vent si ces humains sont des femmes. Facile. Un petit garçon de sept ans est déjà surentraîné, et cette propension est remarquable chez les hommes adultes. Je me rappelle avoir révélé à un camarade militant que son ami, mon conjoint d’alors, me frappait. Je lui ai révélé ce fait… trois fois de suite la même année. Il « oubliait » chaque fois avec la même application et recevait chaque fois cette information avec le même choc, comme absolument nouvelle. Et je doute franchement qu’il s’en souvienne maintenant. Il ne lui en reste probablement que cette vague gêne lorsque nous nous rencontrons, qu’il peine à s’expliquer. Car son inconscient, lui, n’a pas oublié. Tous les humains peuvent ressentir en leur cœur les émotions qu’ils prêtent à n’importe quelle vague représentation humaine, comme par exemple une clémentine à laquelle on a dessiné des yeux. Par contre, la construction de la masculinité patriarcale requiert l’annulation de cette faculté cognitive de projection devant un visage de femme ou de fille. C’est le résultat d’un entraînement cognitif intensif mais somme toute aisé, similaire à celui d’enjamber un autre humain qui dort sur le trottoir. Un blocage d’empathie systématisé à un groupe social.

Si vous prenez le temps de vous faire un thé à ce moment précis de l’article, admettez que cette hypothèse explique pas mal des dysfonctionnements connus de l’hétérosexualité. Avec un peu de sucre ?

Aujourd’hui, les hommes sentent que les choses sont en train de changer de manière irrémédiable. Une partie des hommes est prête à changer car la formule patriarcale ne leur convient de toute façon pas. Ils voudraient être des hommes dont ils pourraient être un peu plus fiers. Ils pressentent aussi la libération que serait le nettoyage de leur petit cloaque inconscient. Cette envie ne date pas d’hier, mais elle pourrait bien cette fois être durable, car elle est soutenue maintenant par des intérêts directs. Les hommes doivent de nos jours amener au conscient tout ou partie des informations sur les violences, pour éviter d’être eux-mêmes mis en cause publiquement, qu’ils se sachent perpétrateurs ou se soupçonnent complices. L’inconscient est en cela très pragmatique. Laisser les femmes porter ce débat permet aussi de faire émerger les conditions de possibilité pour une parole sur les violences que les hommes font aux hommes. Certains hommes se savent victimes de violences sexuelles masculines, et n’ont jusqu’ici que peu d’espace pour articuler cette parole. La mention même de leur existence sert encore à bloquer le débat (« Les hommes aussi sont victimes » est encore détourné en « Les hommes ne sont pas à l’origine du problème » – cela défie toute loi de la logique, mais ça marche). Les hommes victimes de violences masculines sentent que bientôt ils pourront parler, et pourraient se positionner en alliés. Bref, beaucoup d’hommes veulent changer, mais ils n’ont pas de culture de la circulation de la parole sur les violences. Les femmes, elles, ont toujours eu radio femmes, mais radio femme se tait quand un homme qui n’est pas installé comme allié est à portée d’oreilles.

Parler de témoignages de violences subies à un homme qui n’a pas le logiciel de décodage, c’est s’exposer au mieux à l’incompréhension d’un jeune chiot qui ne comprend pas un nouveau jeu potentiellement dangereux. Ses grand yeux pleins de confiance veulent vous croire, sa tête penchée supplie un sous-titre, il comprend qu’il y a quelque chose à comprendre, mais du diable s’il sait quoi. Il veut bien jouer, il veut même bien vous lécher la main, mais il ne comprend pas même qu’on parle d’un danger réel. Un chien peut être dressé, évidemment, mais dans le cas des hommes un brin d’autonomie serait souhaitable. A ce stade, je dois avouer que je ne sais pas du tout comment le logiciel de peer to peer peut être transmit aux hommes. Mes essais expérimentaux jusqu’ici sont risiblement catastrophiques. Il doit manquer l’extension radio femme du logiciel. Ou alors nous ne sommes pas assez « pairs ». Peut-être s’ils sont suffisamment installés comme alliés et apprennent à écouter radio femme ?

Il y a par contre une stratégie disponible qui permettrait de pallier à cette carence. Pourquoi ne pas demander aux filles et aux femmes tout de go si elles ont été agressées, ou craignent l’agression dans tel ou tel lieu? Riez, ça fait du bien. Puis réalisez que n’est pas une blague. C’est tout à fait une option.

Messieurs, plutôt que de prétendre qu’un lieu est sans danger pour les femmes, alors que tout est en place culturellement pour que vous n’en sachiez fichtre rien, alors que vous avez une préparation cognitive intensive à « oublier » ce dont vous êtes vous-même témoins, en attendant qu’une qui n’en peut plus vous démente à ses risques et périls, pourquoi ne pas demander aux femmes, et surtout aux filles et aux jeunes femmes fragilisées, en début de carrière par exemple, ou précaires, si un groupe social lui est inhospitalier ? Si elle n’aurait pas l’intuition que tel ou tel homme devrait être surveillé par la collectivité ? Dans un groupe, un agresseur cible toujours une personne isolable qu’il se représente comme agressable sans danger pour lui (oui, on est loin de la pulsion, et plus près du calcul cruel). Si un agresseur peut identifier des personnes comme agressables, vous le pouvez aussi. Demandez à ces personnes si elles pensent que leur intégrité physique est respectée. Si elles ne risquent rien, elles sauront vous le dire. Elles ont cette information ! Si la donner ne les met pas en danger, elles la donneront avec joie. Par contre, les gars, si je puis me permettre, clamer que votre groupe préféré n’a pas de problème de harcèlement ou d’agressions sexuelles devrait tout du moins se faire après des vérifications minimales. Oui Jojo. T’as loupé le début, t’étais au fond du jardin, je sais, mais dans ton groupe aussi !

> Mélanie Jouitteau

Contributrice. Chercheuse en linguistique au CNRS, Mélanie Jouitteau, développe depuis 2009 l'Atlas rannyezhoù ar brezhoneg : sintaks (ARBRES), à la fois grande grammaire du breton et centre de ressources pour la recherche. Sous le nom de Mélanie Giotto, elle est aussi comédienne et écrit pour le théâtre. Elle est co-fondatrice de la compagnie Paritito en Finistère. [Lire ses articles]