Jean de Derval : entre amour du livre et ambitions ducales

Jean de Derval

De la Bibliothèque des Champs-Libres de Rennes à la BnF en passant par des collections privées, les manuscrits qui ont fait partie un jour de la bibliothèque de Jean de Malestroit, dit « de Derval », ont constitué une des bibliothèques seigneuriales les plus remarquable de la fin du XVe siècle entre les temps médiévaux et le mouvement Humaniste naissant.

Baron breton du XVe siècle, Jean de Derval a marqué son siècle par son mécénat artistique qui s’est déployé autour de sa passion pour le livre et ses ambitions à la couronne ducale. Au cours de sa vie, le sieur de Derval (vers 1420-1482) va hériter d’un ensemble prestigieux de riches possessions : Derval, Rougé, Chateaugiron, Combourg, Fougeray. Jean de Derval se marie en 1450 avec Hélène de Laval, petite-fille du duc de Bretagne Jean V et arrière-petite-fille du roi de France Charles VI. Les comtes de Laval qui sont également des acteurs puissants et influents tant dans le duché breton que le royaume de France ; le Lys et l’Hermine en la même personne. Ce mariage est prestigieux et stratégique. Le mari n’hésitera pas à user de ce lignage remarquable au profit de ses ambitions. L’année suivante le duc Pierre II le fait baron, et place donc la famille dans l’entourage ducal. C’est également au tournant des années 1450 que Jean « de Malestroit » devient « de Derval » lorsque la châtellenie de Derval est élevée en baronnerie.

Cette aristocrate du XVe qui a su se construire méthodiquement une filiation avec les plus grandes familles de l’Ouest de la France, et il le montre au travers d’une passion qui lui est très personnelle : la bibliophilie. Jean de Derval se démarque des ducs et des grands par ce mécénat artistique autour du livre et de l’enluminure. Ce sera l’un des canaux privilégiés par cet homme pour montrer sa réussite et ses rêves de prince breton. L’une de ses commandes les plus ambitieuses est sans doute le manuscrit de La Compillaccion des Cronicques et Ystoires des Bretons de Pierre Le Baud. Tant par le texte que par l’iconographie, ce codex témoigne d’un certain goût pour l’histoire et pour montrer des prétentions à peine déguisées, notamment le folio 393 v°. C’est cette scène de dédicace de Le Baud à son mécène qui va intéresser notre propos [ndlr : en entier à la fin de cet article]

Située à la fin des Chroniques de Le Baud, cette enluminure en pleine page vient clore un des premiers récits d’histoire bretonne. Autour de 1470 la commande de ce manuscrit est adressée à Pierre Le Baud, historien et proche parent de Jean de Derval. Pour ce qui est des enluminures, et autres décorations qui enrichissent le texte, il s’agit de l’œuvre d’un maître resté anonyme. Cette remise du livre fini d’un ouvrier à son commanditaire est tout à fait saisissante, tant par son élégance que par l’arsenal iconographique et symbolique qui y est déployé. Est montrée avec ostentation à différents égards la richesse du clan Derval : grandes tapisseries armoriées pour recouvrir des murs nus d’un château, un tapis, des vitraux et des vêtements accompagnés de bijoux. Des personnages se distinguent de l’assemblée, groupe de trois personnes, avec le couple Derval, Jean et Hélène assis avec devant eux Pierre Le Baud s’agenouillant humblement devant leur trône et qui présente son livre. Ce livre à la couverture recouverte d’un semé d’hermine rappelle à la fois celles des ducs mais aussi le semé en héraldique qui caractérise la souveraineté (pensez aux lys français). Le seigneur bibliophile tend les bras au nouveau fleuron de sa bibliothèque, c’est ce qu’on peut voir de prime abord. D’un point de vue plus vertical se dessine un message plus subjectif.

Prêt à caresser la couverture de l’ouvrage, tout à fait au-dessus de ce geste d’accueil, comme si elles lui tombaient dans les mains, on voit les armoiries des ducs au centre du cadre architecturé typiquement gothique de la pièce d’apparat. Pour relier Jean de Derval à la couronne ducale, un rappel est fait par les tentures bleues brodées des couleurs familiales, de part et d’autre celles du mari, on remarque les hermines bien mises en évidence. Ce droit de porter ce symbole ducal remonte au duc Jean III vers 1332, qui voulait créer une parenté spirituelle entre les ducs et les Derval. Jean de Derval ira jusqu’à faire, avec Pierre Le Baud, un document ducal falsifié pour transformer cette parenté spirituelle en parenté de sang. Ensuite, au centre, les armes de Jean et Hélène de Laval ne font plus qu’un en associant sur un même écu le lys et l’hermine pour exhiber à la fois sa fausse filiation avec les ducs bretons et les rois de France par sa femme, fille du comte Guy XIV de Laval. Pour diriger notre regard, le bâton, que tient le personnage au-dessus des mains de Jean nous aide à voir cette combinaison d’armoiries.

D’ailleurs cette scène de cour seigneuriale est composée de plusieurs personnes ajoutant du sens à l’image. On pense à l’homme au bâton de commandement, que nous avons vu plus haut, est le maréchal de France et oncle d’Hélène, André de Lohéac, qui porta les armes aux côtés de Jeanne d’Arc. Ensuite, toujours dans le maréchalat mais ici de Bretagne, à gauche du sieur se tient debout, avec son épée et son bâton, Jean Raguenel qui lui est marié à Gillette de Derval, sœur de Jean que l’on retrouve de Laval reconnaissable à sa robe rouge comme le couple seigneurial. Donc on a là finalement une scène très familiale, entre la sœur, le beau-frère et l’épouse. Le sieur de Derval peut compter sur des alliances bien réfléchies et une carrière personnelle réussie. Après avoir combattu contre les Anglais pour le compte des rois de France et des ducs, il continue de servir le duc François II pour tenir son territoire en devenant lieutenant général, à un moment où les tensions entre le roi Louis XI et le duc étaient plus vives. Élevé au rang de baron puis décoré de l’Ordre de l’Hermine et de l’épi, autour de son coup ; sa réussite est totale.

« Sans Plus » son motto, sa devise, qui exprime le comble de sa gloire, se retrouve sur l’image, à la base de la salle et tout autour du tapis. Les devises médiévales peuvent avoir un sens obscur, celle de Jean de Derval communique une réussite toute personnelle ainsi que le double lignage associé à son épouse. Le choix du support livresque pour exprimer toutes ses arrières pensés politiques est un choix de Jean de Derval, cette bibliophilie n’est pas un cas isolé à cette époque. Mais sa collection est tout de même plus importante que celle des ducs (qui peut même leur faire de l’ombre), composée essentiellement de livres d’heures. Passion tardive, Jean se démarque par la quantité de livres d’histoire et de littérature entre les Croniques de Le Baud, le Bréviaire des Bretons ou encore les écrits de Cicéron, on note aussi l’arrivée des premiers livres imprimés en Bretagne. Entre originalité et standard de l’époque, l’image sur laquelle nous nous sommes arrêtés nous permet d’approcher les mentalités de la noblesse médiévale bretonne, notamment par l’omniprésence héraldique.

Sources :

– Du Paz, Histoire généalogique de plusieurs maison illustre en Bretagne, 1620 (Fond ancien, Rennes 2)

– Dom Morice, Mémoire pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, tome 1, colonnes 1177-1178, 1742-1746

– Le Baud Pierre, Compillation des Cronicques et ystores des Bretons, 1480, BNF, Ms Fr 8266

– Le Baud Pierre, Histoire de Bretagne avec les chroniques des maisons de Vitré et de Laval, Hozier, 1638 (Fond ancien, Rennes 2)

– Abelard Karine, Compilation des cronicques et ystoires des Bretons. Transcription du manuscrit 941 de la Bibliothèque Municipale D’Angers, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (Société d’histoire dt d’archéologie de Bretagne), 2018

Ouvrages :

– Copy Jean-Yves, Art, société et politique au temps des ducs de Bretagne : les gisants haut-bretons, Aux amateurs de livres, Paris, 1986

– Mauger Michel, Aristocratie et mécénat en Bretagne au XVe siècle, Jean de Derval, seigneur de Chateaugiron bâtisseur et bibliophile, société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2013

-Vincent-Langlois Stéphanie, Trésors enluminés de la Bretagne au Moyen-Age, Ouest-France, 2018

Articles :

– Cassard Jean-Christophe, « Un historien au travail : Pierre Le Baud », Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, Rennes, 1985

– Guillotel Robert, « Le tombeau de Jean de Derval », Bulletin monumental, 1971-1972

– Kerhervé Jean, « Aux origines d’un sentiment national : les chroniqueurs Bretons de la fin du Moyen-Age », Bulletin de la société archéologique du Finistère, 1980

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Dédicace de Pierre Le Baud à Hélène de Laval et Jean de Derval, BNF, Ms Fr 8266, folio 393v

> Dylan Epinat

Étudiant en Histoire à l'université de Rennes 2. Il est membre du collectif Rubrikenn Istor Breizh