L’identité n’est pas une chose facile à analyser, ni à décrire. Pour soi-même, déjà, c’est compliqué, alors parler d’identité en général ! On a tendance à approcher l’identité culturelle en images. L’image la plus étonnante est la souche d’arbre. Je ne peux pas m’imaginer traverser bois ou un verger, et penser, en voyant là une souche, « Tiens, saperlipopette. C’est tout moi ! Je me sens vraiment moi à la manière de cette souche ».
Cette image de la souche a nettement un usage associé à l’extrême-droite. Le schéma ci-dessous utilise les larges corpus de google (Ngram) ; il représente en rouge les statistiques d’utilisation de l’expression « français de souche ».
On voit que l’expression débute au milieu du XIX° et que son utilisation massive est assez récente. On saisit nettement les périodes où l’expression est adoptée comme élément de langage des campagnes de l’extrême-droite : son utilisation pendant la guerre d’Algérie, le creux des années 70, la lente montée dans les années 80 puis les deux pics des législatives de 1997 et de la présidentielle de 2002. En bleu, on voit l’expression « de souche française », rattrapée puis doublée par la première. Il s’agit d’une radicalisation du discours. On dit de quelqu’un qu’il est « de souche française » lorsqu’on vient de parler d’une autre identité. Dans l’expression « français de souche », l’articulation avec une autre identité disparaît, il n’y a plus alors qu’une intensification de ce que signifie « français » par une idée d’antériorité de l’origine.
Les termes de « souche » et les images arboricoles en général enferment celles et ceux qui s’en servent dans une façon de penser réactionnaire. Ils importent l’idée que notre identité devrait ne venir que d’une source unique, forcément plus authentique et nourricière car plus ancienne. Ce qui fait tout de même au moins trois présupposés stupides. Même Jean-Marie Le Pen, malgré un entraînement intensif, s’y perd. Il nous informe sur twitter en février 2015 qu’il est, selon lui, « Français de souche bretonne ». Cela évoque, j’imagine, une sorte de bouture. Ou alors son identité française constitue une sorte de parasite sur souche, ce qui nous amène probablement dans le monde des champignons. L’idée de racines pour évoquer l’attachement émotionnel à un territoire est moins marquée politiquement. Dans le monde poétique, on peut dire il faut donner deux choses à un enfant : des racines et des ailes ! Mais dans la vraie vie, cet enfant serait bien embêté avec ses racines et ses ailes. C’est que les racines sont, comme la souche, une image incompatible avec le mouvement. Ces images ne nous aident pas à penser les cultures. Prenez le cas des peuples nomades. Ils ont une histoire ancrée dans un territoire large, dans lequel ils sont mobiles. Forcer le terme de racines sur leur histoire, c’est dire qu’une culture de peuple nomade est forcément brisée, et c’est tout simplement faux. Prenez le cas de l’immigration et des diasporas. L’histoire y est attachée à plusieurs territoires différents. Cela dépasse de loin les capacités, par ailleurs respectables, d’un ficus. C’est que les humains peuvent s’attacher émotionnellement à plusieurs lieux, tout en étant, parfois, physiquement loin de ces lieux.
C’est que les humains ont un cerveau et des pieds
La possibilité de se déplacer a une profonde influence sur les espèces. Les arbres ne peuvent pas s’enfuir lorsqu’il y a du danger. Les humains, si. Les arbres doivent prendre leurs ressources sur place. Les humains peuvent se déplacer pour agrandir leurs ressources. Et puis (vous allez m’en vouloir de vous dire cela, car les fleurs auront à jamais un charme différent pour vous si vous continuer à lire ce qui suit, mais) nous pouvons tous constater que les humains ne poussent pas sur leurs propres déjections. Ils en semblent même globalement assez contents. Les plantes, elles, ne peuvent pas s’éloigner des déchets qu’elles produisent. Elles évacuent ce qu’elles peuvent en gaz, et utilisent les solides pour fabriquer un tronc où une tige. Elles grandissent donc littéralement autour et sur leurs déjections. Les tenants d’une « identité de souche » nous proposent très littéralement de plastronner sur des montagnes d’excréments.
L’extrême-droite affectionne les éléments de langage arboricoles, car ils évoquent l’attachement des humains à un lieu en impliquant qu’ils ne puissent pas bouger de ce lieu. L’expression suggère que cet attachement à un lieu est d’ordre physique ou naturel, pas émotionnel et culturel. L’identité, elle, est émotionnellement construite. C’est pourquoi elle change avec notre histoire, qu’elle est en mouvement plutôt que statique. L’identité peut être attachée à des lieux, mais aussi aux souvenirs de lieux. Elle est aussi attachée à des gens, des pratiques, des animaux, des musiques, des langues, ou des idées. Toutes choses qui peuvent voyager avec nous, et qu’on peut se sentir libre d’aimer… ou pas toujours.
Les humains ne sont pas des arbres, et tant mieux. En Bretagne, le droit permet d’attaquer un arbre à la tronçonneuse hors des périodes de nidification. N’essayez pas sur des humains. Quelle que soit la saison. De même, si vous coupez un humain à sa base, vous n’obtiendrez pas assez d’osier pour faire un panier et vous risquez de blesser quelqu’un. Évidemment, toute image suivie à la lettre devient ridicule, et les images ne sont que des images: elles n’emprisonnent pas complètement notre pensée. Mais elles organisent ce qu’on a l’habitude d’entendre, ce qui nous surprend ou ce qui nous semble banal.
Depuis les années 2000, l’expression « de souche » infuse dans les discours publics, hors de son pôle politique d’origine. François Purseigle, maître de conférence en sociologie rurale à l’INP-ENSAT à Toulouse, dans une interview sur l’ « agri-bashing » à France Culture (22/10/2019), parle ainsi des agriculteurs traditionnels en terme de « population de souche » en opposition aux néo-ruraux. L’expression semble faire son chemin de banalisation, et prendre la place des nombreuses expressions françaises signifiant « qui étaient là avant d’autres », avec une vague idée de sédentarité sur plusieurs générations. La langue a pourtant nombre d’expressions qui font ce boulot. Le nom aborigène, du latin ab origines ‘des origines’. Les canadiens utilisent aussi le terme d’origine grecque autochtone, du grec ancien autókhthônos (autós ‘de soi-même’ + khthôn ‘terre’, ‘personne née dans le lieu où elle vit’). Le nom indigène, du latin indigena ‘dans-né de’, ‘engendré dans l’endroit dont on parle’ est utilisé de manière maligne par le collectif Les indigènes de la République. Le titre arrive à la fois à signifier « né dans la république » et à rappeler le stigmate colonial infligé par cette république. On peut se demander pourquoi ce serait important d’ « être là avant », pourquoi on voudrait des mots pour cela et si aucun droit social devrait être attaché à l’antécédence, mais une chose est sure: même ces questions sont posées plus clairement sans utiliser l’image d’une souche.
Aborigène, autochtone, indigène, ces alternatives ont en commun que l’extrême-droite n’aime pas bricoler son identité avec, car elle a besoin que ces mots gardent un usage dépréciatif dans un paradigme raciste et colonial. Et ça me semble un argument très raisonnable justement pour utiliser ces mots. Dans une démocratie, le pouvoir est obtenu par les mots. Utiliser et diffuser des mots qui nous vont bien et qui « malaisent » l’adversaire est tout à fait stratégiquement recommandé. Se résoudre à utiliser des mots forgés par des adversaires politiques, c’est comme se résoudre à tricoter avec des couteaux : peut-être bien que vous y arriverez, mais bon, admettez que le défi est de peu d’intérêt. On arrête avant de se blesser ?