À la suite de l’entrevue de l’anthropologue d’origine occitane, de l’EHESS, Dominique Blanc, publiée dans l’Express, à propos de la langue catalane, nous avons souhaité questionner le sociolinguiste catalan Gentil Puig-Moreno qui réside actuellement à Saint Léry-en-Brocéliande. Il commente les propos de Dominique Blanc et précise certains aspects de la situation sociolinguistique de la langue catalane qu’il connaît bien, pour avoir participé à l’élaboration des deux lois de normalisation linguistique, mise en place par la Generalitat de Catalunya, dans les années 80.
Le Peuple breton : L’anthropologue Dominique Blanc, pense que « sans la langue, il n’y a pas de revendication catalane ». Qu’en pensez-vous ?
Gentil Puig-Moreno : À mon avis, c’est une sorte de raccourci pour dire que la langue a une très grande importance pour les Catalans, en cela, il a raison. Elle est capitale, non seulement pour revendiquer l’indépendance, mais aussi et surtout pour définir leur identité culturelle, politique et nationale. C’est, pour moi et pour beaucoup de Catalans, l’épine dorsale de notre identité. D’ailleurs, de nombreux Français peuvent penser la même chose.
Il dit aussi que le castillan partage des traits communs avec le catalan, mais qu’il en est aussi éloigné que du portugais ou de l’italien…
Ce n’est pas faux, mais comme linguiste, je le dirais autrement. Il est vrai que ce sont deux langues latines, tout comme le français. Mais si nous voulons préciser, alors disons, qu’à son origine, le catalan est une langue gallo-romane plus proche de l’ancien français et de l’occitan, alors que le castillan est une langue ibéro-romane plus proche du portugais et de l’asturo-léonais.
Il ajoute que l’objectif des Catalans est d’affirmer que le catalan est une langue distincte. Est-ce le cas ?
Je ne pense pas que ce soit un objectif prioritaire des Catalans. Car c’est une évidence, qu’en Espagne, peu de spécialistes contestent. Par contre, cette constatation peut surprendre beaucoup de Français, en particulier le journaliste qui pose les questions à Dominique Blanc…
En France, il y a des langues différentes, mais elles ne posent pas de problèmes puisque la France est un État qui a, selon lui, réussi à les éradiquer.
En effet, et comme il le précise lui-même, ce fut « au prix d’une éradication dramatique ». J’ajoute que les monuments aux morts sont le témoignage d’une unité nationale scellée dans le sang. Cette même unité linguistique et nationale, l’État espagnol n’a jamais pu l’atteindre ni la réaliser, faute certainement d’une école laïque, gratuite et obligatoire et d’un État fort et centralisé, comme en France.
Dans les raisons que Dominique Blanc invoque, il y a le rôle de la monarchie espagnole et celle des bourgeoisies régionales. Vous êtes d’accord ?
Oui, mais il faut distinguer entre la monarchie austro-hongroise (respectueuse des différents peuples de l’Empire, de Charles Quint et de Philippe II) et celle des bourbons (plus centralisateurs, depuis Philippe V, duc d’Anjou et neveu de Louis XIV). Quant aux bourgeoisies soi-disant « régionales », selon Dominique Blanc (je préfère dire « nationales ») basque et catalane, elles ont, en effet, réalisé leur révolution industrielle à partir de la moitié du XIXe siècle, comme partout en Europe (sauf dans le centre de l’Espagne et Madrid). De plus, en Catalogne, la révolution industrielle sera accompagnée d’une révolution culturelle, la Renaixença. Quant à la faiblesse de l’État espagnol, elle est surtout due à la perte des dernières colonies (Les Philippines et Cuba en 1898), puis aux guerres internes de succession. Fin XIXe, l’État espagnol est en faillite totale (cf. La España invertebrada d’Ortega y Gasset, 1927).
Dans la relation entre le castillan et la dictature franquiste, Dominique Blanc oppose la situation espagnole et française. Êtes-vous d’accord avec son constat ?
En partie, il est certain que le catalan a subi une dure répression du régime franquiste et la résistance a été longue et difficile. La défense du catalan a été un combat démocratique. Par contre, en France, je doute que la raison de son unité linguistique se soit faite au nom des droits de l’Homme. Comment penser alors que le français a été imposé avec des méthodes que l’on peut regretter ? Les droits de l’Homme et le soi-disant universalisme, n’ont donc, à mon avis, rien à y voir.
Après le franquisme, quelle est aujourd’hui la situation de la langue catalane ?
À partir de la Transition démocratique, de 1977 à 1980, la normalisation de la langue catalane s’est poursuivie grâce à la Constitution de 1978 et au Statut d’autonomie de la Catalogne de 1979 qui, en effet, définissaient deux langues officielles (à des titres différents) : le castillan comme langue de l’État espagnol et le catalan comme langue historique de la nation catalane et du territoire, et non pas de la région, comme persiste à la nommer, à plusieurs reprises, Dominique Blanc, ce qui pour moi est un indice d’incompréhension, typiquement hexagonale. Par ailleurs, la langue catalane est également parlée au Pays Valencien, aux Baléares et en Andorre, où elle bénéficie, de plus, du statut de langue officielle.
Quelle est la situation de la langue catalane dans le domaine de l’éducation ?
Précisons tout d’abord que le parlement de la Catalogne a approuvé deux lois de Normalisation linguistique. La première en 1983 et la seconde en 1989. Elles traitent de tous les domaines d’usage de la langue et, bien sûr, de l’enseignement. L’objectif central étant d’atteindre une compétence égale dans les deux langues pour tous les élèves et à tous les niveaux d’enseignement, primaire et secondaire. L’immersion linguistique à partir de 4 ans pour les enfants ne connaissant pas le catalan étant généralisé, à la demande des parents d’élèves eux-mêmes, selon le modèle québécois. Cette double compétence, en catalan et castillan, facilite l’apprentissage de deux langues étrangères à partir de 8 ans (souvent l’anglais et le français).
Quelle est la situation actuelle du catalan après 40 ans de démocratie et d’application de ce modèle linguistique ?
La droite espagnole du Parti populaire a critiqué cette politique linguistique en exigeant des cours exclusivement en castillan, mais la demande n’a pas suivi parce que les avantages d’un enseignement bilingue sont évidents et acquis par l’ensemble de la population catalane, spécialement les parents d’élèves non catalanophones qui souhaitent que leurs enfants possèdent les mêmes atouts que les enfants catalans. Et cela non pas pour des raisons politiques de sensibilisation nationaliste catalane ou indépendantiste, comme le pense le journaliste qui interpelle Dominique Blanc. Ce modèle a été surtout porté par les forces de gauche.
Pourquoi les indépendantistes, qui n’étaient qu’une minorité en 2010, représentent actuellement près de 50 % de la population catalane ?
Dominique Blanc a raison d’argumenter que le principal responsable de leur progression revient au gouvernement de droite de Mariano Rajoy (le PP). Ce dernier a rejeté un statut de Catalogne (qui avait été voté par toutes les chambres catalane et espagnole en 2006), après une virulente campagne anti-catalane qui l’a mené au pouvoir en 2011. Le tribunal constitutionnel a validé sa suspension en 2011. À partir de cette situation de blocage de la voie autonomiste, qui avait fait ses preuves pendant 30 ans, de nombreux Catalans ont opté pour l’unique voie « possible » (selon eux) : l’indépendance. Les manifestations de la fête nationale catalane du 11 septembre (1714) n’ont fait qu’augmenter d’année en année depuis 2012.
Quelle est la position de l’Union européenne sur cette question ?
Dominique Blanc a raison de considérer que l’UE est une confédération d’États-nations et qu’aucun de ces États n’admet de remettre en cause son unité nationale. L’UE se garde bien de prendre position sur cette question qu’elle considère relever de la compétence exclusive de chaque État. Elle renvoie donc cette question aux États concernés. Précisons qu’aucune constitution des États de l’UE ne prévoit la célébration d’un référendum concernant la sécession d’un de ses territoires, cela à l’exception du Royaume-Uni, qui n’a pas de constitution et pour cela même, a pu accepter le référendum de l’Écosse. Par conséquent, la solution paraît très difficile.
Pourquoi les Corses ou les Bretons ne peuvent-ils pas bénéficier de la co-officialité de leur langue ?
Encore une fois Dominique Blanc a raison de considérer que l’article 2 de la Ve constitution française (loi Toubon de 1994 « La langue de la République est le français ») impose une seule officialité, celle de la langue française. À l’origine, elle était motivée par une lutte contre l’augmentation des anglicismes, qui depuis n’ont fait que s’accroître. Mais les langues de France, autres que le français, en ont fait les frais et en ont pâti les conséquences négatives. Le corse, le breton et toutes les autres langues de France se trouvent, en fait, relégués à des usages marginaux et soumis à une politique négligente (euphémisme) de l’État envers elles.
En conclusion, que pouvons-nous dire de la situation des langues de France en comparaison avec celles de l’État espagnol ?
La situation de la langue catalane apparaît comme un exemple unique et insolite dans le contexte européen. C’est la langue « minoritaire » la plus parlée (50 % la parlent et plus de 90 % la comprennent). Elle bénéficie d’une couverture juridique enviable. Le basque et le galicien sont également protégés par leurs statuts d’autonomie, mais ils sont moins parlés. Par conséquent, l’État espagnol présente, dans ce domaine (pour des raisons historiques), une situation avantageuse pour les langues non étatiques.
Par contre, la France est certainement l’État européen qui est, non seulement en retard mais qui bloque toute évolution favorable. C’est le seul pays, avec la Grèce, à n’avoir toujours pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992. Pas de respect démocratique des minorités et pas de respect pour la diversité linguistique, en général, à cause d’un jacobinisme centraliste, totalement anachronique, qui semble aller de soi pour de nombreux intellectuels français, et la plupart des gens, mais qui choque et révolte ceux qui ne le sont pas, en Europe et dans le monde.