Loin des débats passionnés sur l’appartenance du mont à la Bretagne ou à la Normandie, intéressons-nous aujourd’hui à l’un des épisodes les plus méconnus durant lequel les Bretons scellèrent le sort du « joyau de l’occident ».
Pour se remémorer cet épisode méconnu, il faut remonter en l’an 1415. Henri V de Lancastre, roi d’Angleterre, relance alors la Guerre de Cent ans en se proclamant roi de France. Il débarque sur le continent à la tête de son armée dans la ferme intention de conquérir la Normandie, ancien duché de son aïeul Guillaume le Conquérant. Suite à la célèbre bataille d’Azincourt (octobre 1415), le territoire passe rapidement sous son emprise et, avec la chute de Rouen au début de l’année 1419, le pavillon français ne flotte guère plus que sur le Mont Saint‑Michel ; situation à laquelle les Anglais comptent bien remédier. Le rocher est cependant aussi prestigieux que difficile à prendre, si bien que les assaillants optent pour un siège de long terme.
Les Montois ne restent pas passifs face à la menace et renforcent leurs défenses sous l’égide du capitaine-abbé Robert Jolivet. Ce dernier a accouru sur le rocher suite à la terrible défaite d’Azincourt, s’attendant à voir surgir l’anglais sous peu. Dès 1417, il fait cerner le village d’une enceinte puissante qui vient se greffer sur celle de l’abbaye. L’année suivante, il creuse directement dans le roc une citerne alimentée par les eaux de pluie pour un coût faramineux de 10 000 livres. Associée à un ingénieux système de filtrage, elle permet au Mont-Saint-Michel un approvisionnement constant en eau. Enfin, les défenseurs se prémunissent du siège à venir en accumulant des stocks de vivres pour les sept années à venir ; juste à temps puisque les anglais paraissent en 1419. Ils s’installent sur Tombelaine, îlot tout proche, et y édifient des fortifications sous les yeux des Montois, incapables de les en empêcher en raison du Couesnon qui coulait à ce moment entre le Mont et Tombelaine.
Les assiégeants s’appuient sur les villes de Pontorson et d’Avranches auxquelles ils ont ajouté Tombelaine et tout un système de bastilles érigées le long de la côte. Les Montois de leur côté sont fortement retranchés derrière leurs remparts et prêts à en découdre. Les pièces sont en place, il ne reste plus qu’à jouer la partie. C’est alors qu’un événement inattendu a lieu : la défection du capitaine-abbé Robert Jolivet. L’homme qui venait de faire fortifier le Mont avec ardeur, persuadé devant le dispositif anglais que la cause est perdue, choisi de rejoindre les Anglais. L’histoire ne s’arrête pas là puisque l’homme parvient à devenir un proche collaborateur du régent d’Angleterre, le duc de Bedford, lequel lui confie en particulier la direction des opérations pour… prendre le Mont-Saint-Michel !
Le roi de France nomme alors un nouveau capitaine pour diriger les défenses mais, dès lors, les choses iront de mal en pis pour les Montois. Cette même année 1420, Charles VI signe l’humiliant traité de Troyes, lequel lègue son royaume au parti anglais en cas de décès du souverain français. L’année suivante, le chœur roman de l’église abbatiale s’effondre et on est incapable de le relever dans l’immédiat, faute de moyens. En 1422, Le régent d’Angleterre prit la décision d’interdire tout pèlerinage au Mont-Saint-Michel afin de le priver de toute forme de revenu. Cette interdiction ne peut en réalité frapper que les sujets normands, le duc de Bedford ne pouvant avoir autorité sur les autres. À ce moment, on se demande tout de même à quoi pouvaient bien se raccrocher les défenseurs du rocher, si ce n’est à leur foi. L’étau n’en finit pas de se resserrer : en 1423 encore, les Anglais étendent leur dispositif en érigeant une autre bastille à Ardevon et, l’année suivante, passent à l’assaut. Les défenseurs parvinrent à rejeter leurs assaillants dans la baie mais il en fut autrement trois mois plus tard pour le capitaine du rocher. Le comte d’Aumale se trouve en effet à 200 kilomètres de là, sur le champ de bataille de Verneuil, entre Chartres et Lisieux, où les Français sont balayés par l’armée anglaise. Il périt aux côtés de nombreux soldats. La charge de capitaine du Mont est de nouveau vacante, peut-être à un moment où elle est éminemment nécessaire, tandis que le blocus se resserre encore et toujours. On trouva un homme fort déterminé en la personne de Louis d’Estouville qui prit la défense en main le 2 septembre 1424.
Et la Bretagne ?
Le duché de Jean V se tenait neutre durant ce conflit opposant souverain anglais et français, penchant tantôt pour une faction, tantôt pour l’autre. L’arrivée de la guerre au Mont-Saint-Michel expose le nord-ouest du territoire aux passages incessants de bandes. Le pillage et la piraterie ne sont pas rares non plus, ce dont le duc se plaint directement au régent d’Angleterre.
Les Malouins de leur côté se saisissent du problème pour le muer en avantage. Rodés à la navigation et habiles dans « l’écumerie des mers », ils mènent de belles courses contre les navires et ports anglais de la côte Normande, poussant même leurs expéditions jusqu’en Angleterre. Ils mettent leur duc dans une position embarrassante, d’autant que dès 1423, s’inquiétant du préjudice de la présence anglaise pour leurs affaires commerciales, ils arment une flottille dans l’intention de la diriger contre le roi d’Angleterre. On cerne vite l’esprit intéressé des Malouins, aussi intrépides qu’incontrôlables, au grand dam du duc de Bretagne qui s’évertue à ne pas prendre part au conflit. Néanmoins, un événement précipite le secours breton au Mont-Saint-Michel.
Au cours du printemps 1425, les Anglais parachèvent le blocus du dernier bastion normand en rassemblant une flottille dans le havre de Granville, destinée à isoler le Mont par la mer et clore ainsi le dispositif de siège. Des pilotes lamaneurs normands sont employés pour réunir cette escadre hétéroclite qu’ils vont chercher sur les îles anglo-normandes et le long du continent. Hourques, barges, nefs et autres baleiniers, au total, une vingtaine de navires sont réunis et armés sous la direction de Laurens Hauldren, déjà capitaine de Tombelaine. La taille des bâtiments varie fortement, de 165 tonneaux pour le plus grand à 15 tonneaux pour le plus petit.
Jusque-là, les Montois parvenaient à s’approvisionner en denrées et en armes à Saint-Malo et à Dinan par petites barques ; désormais, le dispositif interdit tout passage, contraignant le mont à la famine. Acculé, Louis d’Estouville parvient à gagner Saint-Malo à la fin de juin 1425 pour demander le secours de la Bretagne. Les Malouins, prêts à en découdre, répondent à son appel. Le duc de Bretagne, craignant les conséquences de la chute potentielle du Mont, approuve l’opération et décide d’armer une flotte.
Toutefois, Jean V ne prend pas cette décision sur un coup de tête. La balance penche du côté français depuis près d’un an. Son propre frère, Arthur de Richemont, vient d’être fait connétable de France, soit commandant en chef des armées françaises alors que d’autres grands seigneurs bretons sont tout simplement de proches conseillers du roi de France comme Tanguy du Châstel. De plus, le duc n’est pas insensible au grèvement du commerce maritime et aux pillages des marches de sa principauté.
Briand de Beaufort précède le duc en employant la flottille rassemblée deux ans plus tôt par les Malouins. Épaulé par les sires de Combourg et de Coëtquen, il fait appel aux volontaires pour mener l’attaque : 1 200 hommes se joignent à eux dont nombre de seigneurs bretons. L’évêque de Saint-Malo vient bénir les marins, haranguant les soldats avant qu’ils ne partent combattre les Anglais. On arme les navires ancrés à Saint-Malo, Solidor et Cancale, les plus petits supportant simplement des archers, et on va se rassembler entre Saint-Malo et le Mont-Saint-Michel.
La flottille quitte la rade de Cancale entre le 28 juin et le 10 juillet 1425, la date n’étant pas connue précisément. Elle prend son élan avec la marée montante et malgré les tirs des canons anglais, les Bretons cinglent à travers la fumée pour se jeter sur l’ennemi. De l’autre côté du blocus, les quelques barges montoises s’en prennent simultanément aux vaisseaux anglais, se battant à leur mesure pour mettre en déroute l’armada ennemie. L’attaque bretonne est fulgurante et les Malouins cherchent l’abordage pour « annihiler la supériorité de l’armement » ennemie. De nombreux bâtiments sont incendiés ou engloutis et nombre d’hommes finissent prisonniers. La victoire est donc totale. Seuls deux ou trois navires anglais parviennent à s’échapper à force de voile. Les Malouins regagnent leur port, laissant le rocher libre par la mer. L’encerclement hermétique planifié par les Anglais échoue et les ravitaillements maritimes nocturnes, bien que dangereux, peuvent se poursuivre et préserver les défenseurs de la famine.
Suite à cette intervention, la pression anglaise diminue quelques peu et malgré plusieurs assauts, le Mont-Saint-Michel ne tomba jamais aux mains des assiégeants. Ces derniers ne quittent finalement les lieux qu’en 1450, 25 ans après ce secours breton. Sans cet épisode, le Mont-Saint-Michel, privé d’approvisionnement, aurait sombré dans la famine et probablement aurait-il ployé le genou devant l’ennemi.
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Références bibliographiques
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