Parmi les perles qui sont sorties en salle depuis la rentrée de septembre, il en est une qui n’a pas échappé aux festivaliers du 30ème anniversaire du Festival de Dinard : A girl from Mogadishu. Signé par la réalisatrice irlandaise Mary Mc Guckian, il s’agit d’un biopic, dont la langue principale est le Somali et dont l’héroïne, Ifrah Ahmed, n’est ni une grande chanteuse à succès, ni une politicienne aguerrie aux arcanes du système.
Ifrah Ahmed est une réfugiée comme l’Europe et l’Amérique en accueillent des milliers. Ifrah Ahmed, mineure analphabète quand elle débarque à Dublin alors qu’elle croit rejoindre sa tante aux USA, est devenue en quelques années d’exil forcé une femme libre, doublée d’une femme influente, reconnue à l’échelle internationale pour son engagement militant.
Le film montre à l’écran comment cette improbable métamorphose s’est opérée, à force de courage, de conviction et d’intelligence quand l’instinct de survie ne suffit plus à donner du sens à une réalité où tout vous est étranger : la langue, l’alimentation, le climat, les mœurs, les technologies du quotidien.
Tout aussi étranger peut-être que ce corps féminin mutilé, avec lequel Ifrah Ahmed a dû apprendre à vivre depuis l’âge de 8 ans sans jamais renoncer à questionner les raisons profondes pour lesquelles les femmes par milliers devraient supporter sans mot dire ces trois peines : la mutilation génitale, la nuit de noce, le premier enfantement.
Au nom de quoi ? Au nom de leur condition de femme, au nom de la tradition, au nom d’une soumission inconditionnelle à la barbarie de gestes qui condamnent à la souffrance, si la fillette, l’épouse, puis la mère, survit au supplice.
« Be a good girl, be a good muslim », Ifrah Ahmed est une insurgée qui n’attend aucune autorisation pour conduire sa révolution. Ifrah rejette toute accusation de déviance, de trahison au principe que le rôle et le devoir premier d’une femme serait de se taire. Elle parle et rien ne l’arrête.
La jeune somalienne en a fait son slogan : « Be the voice, not a victim », comme si la seule force d’un message positif adressé à la terre entière pouvait déjà changer les choses et inviter le silence, ce lourd fardeau supplémentaire, à se désolidariser de la honte, du fatalisme, de l’ignorance.
Pour rendre avec justesse le cheminement inspirant de cette réfugiée livrée à elle-même, pour filmer sans en rajouter l’enthousiasme communicatif d’une voix anonyme devenue la voix d’une citoyenne européenne grâce à des conditions d’accueil et d’accompagnement qui ont permis à Ifrah Ahmed de construire sa nouvelle vie, il fallait la curiosité, le regard bienveillant et le savoir-faire d’une autre femme d’exception, Mary Mc Guckian.
« C’est le hasard qui nous a réunies à Cannes. J’animais un workshop en tant que réalisatrice, Ifrah était invitée dans un colloque par une ONG je crois. Je l’ai croisée puis accostée pour lui demander d’où elle venait. À ma grande surprise, Ifrah m’a répondu de but en blanc : Dublin », explique Mary McGuckian.
Voilà comment va germer rapidement dans la tête de ces deux femmes engagées que tout sépare – hormis qu’elles sont irlandaises – l’idée d’un film aussi saisissant que A girl from Mogadishu. Il faudra près de quatre années à toute l’équipe rassemblée autour du projet, entre les premiers mots jetés sur le papier et la sortie officielle cet été aux USA, fin septembre au Royaume Uni, pour voir tous ses efforts récompensés par l’accueil du public dans les salles.
Au festival du film britannique de Dinard, jeudi 26 septembre, ces premières réactions de ce côté-ci de la Manche, en présence d’Ifrah Ahmed et Mary McGuckian, resteront un des temps forts de l’édition 2019. Émotion, admiration, encouragements fournis, les mots ont manqué parfois pour dire toute la portée du message véhiculé par A girl from Mogadishu, dont les scènes de violence en Somalie tournées au Maroc pour des raisons évidentes mais non perceptibles à l’écran, n’ont pas fait l’objet de commentaires spécifiques.
La violence portée à l’écran par une réalisatrice pour évoquer les traumatismes de son héroïne et le rôle de ces blessures profondes dans ses choix actuels n’est pas plus supportable que si elle était pensée préalablement par un homme. Non, mais cette violence n’est jamais gratuite, jamais mise en scène pour ce qu’elle porte en elle de terriblement spectaculaire, elle n’est pas là pour en mettre plein la vue, donner du rythme, vous scotcher d’effroi ou de pitié à votre fauteuil.
La violence et le sacrifice de l’innocence sont ici le langage tristement ordinaire et banal, inhérent à ce que vivent toutes ces petites filles qui ne comprennent pas comme Ifrah Ahmed ce qui leur arrive, ce qu’elles ont fait de grave pour mériter une si grande injustice, une telle injure à la beauté naturelle de leur corps, encore ignorant de la notion de désir, de plaisir, de don réciproque, d’amour libre, de rapports consentis et non subis.
Ignorant, avec l’excision, le corps l’est pour longtemps, l’est pour toujours. Il ne sera jamais plus synonyme que de souffrance et de questions ravalées, enfouies dans l’oubli, sur lesquelles Ifrah Ahmed et ce film de fiction poignant par sa capacité à faire nôtre le combat acharné de ce petit bout de femme, sur un petit bout d’île, osent apporter la lumière de leur expérience, sans tabou, chez nous, mais aussi là-bas, en Somalie, et partout où A girl from Mogadishu fera tomber les barrières du silence, de l’indifférence.
À savoir : le 6 février est depuis 2004 la journée mondiale de tolérance zéro à l’égard des mutilations génitales féminines
Lire aussi l’article de Françoise sur le site Unidivers
Site de la fondation d’Ifrah Ahmed