Quelques impressions en revenant d’Algérie

Algérie

Issue de la lutte anticolonialiste en Algérie, l’UDB a toujours suivi avec attention ce pays. Suite à l’article du Peuple breton de septembre 2019 traitant du même sujet, Iffig Guillou a souhaité donner son point de vue sur ce pays qu’il a lui aussi visité. Le point de vue est complémentaire de celui de Claudie Sennator.

« Une rentrée sociale explosive. Des difficultés économiques sur fond d’incertitudes politiques », titre d’El Watan (quotidien algérien) le 9 septembre dernier. L’Algérie est en crise. On ne sait pas de quel côté elle va basculer. L’armée et la rue sont face à face. Depuis le 22 Février, tous les vendredis, des milliers de personnes manifestent dans toutes les villes du pays, de manière pacifique, souvent festive, enveloppés de drapeaux algériens, portant des pancartes demandant le départ des militaires du pouvoir, le changement du système politique et l’instauration d’un pouvoir civil : « dawla madania, machi askaria, État civil et non militaire ». En face d’eux, des milliers de policiers et des centaines de fourgons blindés et, dans le ciel, un hélicoptère qui tourne pendant des heures. Rares ont été jusqu’à présent les accrochages sérieux, mais plusieurs manifestants ont été arrêtés, surtout des militants politiques et des porteurs du drapeau kabyle. Certains ont été relâchés par les juges.

Par les manifestants du vendredi, la France est souvent fustigée au même titre que les États-Unis et l’Arabie Saoudite pour son attitude vis-à-vis de l’Algérie. Le silence du gouvernement et de beaucoup de médias français sur le sujet est considéré là-bas comme un appui au pouvoir actuel dans le but de préserver les intérêts économiques de la France dans le pays. Parallèlement, le nombre de noyades de jeunes qui tentent la traversée de la Méditerranée pour fuir augmente. Il est à craindre que ce nombre ne fera que croître à l’avenir si la situation ne s’améliore pas localement.

L’Algérie mérite mieux qu’un regard superficiel. Pour s’en faire une idée, mieux vaut marcher dans les rues bondées de gens, longer les trottoirs troués et symboles évidents du mépris du pouvoir pour la population, enjamber les sacs de poubelles faute de bennes suffisantes pour les ramasser, s’arrêter dans les cafés pleins de chômeurs tuant le temps ou de retraités regrettant le passé, prendre les transports collectifs souvent surchargés, lire la presse locale qui parle à longueur de pages des villages délaissés, des routes défoncées, des hôpitaux délabrés et des écoles surchargées.

Si l’on s’en tient au regard extérieur, on ne voit que ce qui ne marche pas. Il est vrai que depuis de décennies l’Algérie régresse à certains points de vue. Sur le plan économique, les industries locales des premières années de l’indépendance ont pour la plupart disparues. Le commerce informel (et donc échappant à l’impôt) de produits importés a pris la place de la production locale. L’agriculture a été longtemps délaissée, mais s’est un peu améliorée récemment. Le tourisme est inexistant alors que les possibilités sont vastes. Le pétrole et le gaz sont toujours la seule richesse du pays, mais elle est fragile avec l’épuisement programmé des ressources et l’instabilité des cours mondiaux. Les réserves de change, très élevées quand le pétrole était roi, ont récemment fondues comme neige au soleil. L’endettement extérieur reste faible mais on parle de l’arrivée des experts du Fonds Monétaire International avec son risque de mesures dites « structurelles » et souvent antisociales. Il y a trente ans, la classe moyenne vivait bien. Aujourd’hui, elle a presque rejoint la classe pauvre d’alors, qui elle-même vit maintenant sous le seuil de pauvreté. Parallèlement, une classe réduite mais très riche s’est créée grâce aux bénéfices du pétrole et du monopole du commerce extérieur, sous la protection du pouvoir. La corruption s’est étendue à tous les échelons de la société. Le paternalisme d’état, la corruption et la confiscation des richesses par les gens proches du pouvoir ont conduit au découragement et au laisser aller d’une part importante de la population.

Dans la société algérienne, la facilité des contacts et le sentiment de fraternité entre les gens est toujours fort. Cependant, l’affaiblissement du niveau de vie et l’accroissement du chômage – surtout chez les jeunes – ont augmenté les comportements asociaux et ont durci les relations. Le poids croissant de la religion dans la vie quotidienne et le souvenir du traumatisme provoqué par la décennie noire du terrorisme (2 à 300 000 morts, dit-on), qui s’est soldée par une réconciliation officielle sans aucun jugement des crimes commis, compliquent encore plus les relations interpersonnelles.

Parmi les nombreux problèmes auxquels s’est heurtée l’Algérie, il y a celui de la surpopulation. La population globale, qui est surtout urbaine et qui est concentrée dans la bande côtière méditerranéenne, a été multipliée par 5 en 60 ans. Cet accroissement très rapide va maintenant se ralentir avec le nombre d’enfants par famille qui passe progressivement de 6 ou 7 à 2 ou 3. Cette explosion de la population a été et reste encore une source de difficultés en matière de logements, de moyens de transports, de scolarisation et de santé. Mieux contenue et surtout accompagnée de mesures économiques et sociales adaptées, elle aurait pu être un atout de développement.

L’état actuel du pays est sans aucun doute très préoccupant. Pourtant l’Algérie dispose d’atouts importants : sa population jeune (plus de la moitié de la population a moins de 30 ans) et relativement bien formée (malgré les fortes déperditions scolaires), l’attachement des gens à leur pays malgré la difficulté des Berbères à faire reconnaître leur langue et leur culture en Kabylie, dans les Aurès et dans le Sahara), des ressources en pétrole et en gaz (bien qu’elles aient été jusqu’à présent détournées vers des profits personnels, et bien que les réserves soient en diminution), un marché intérieur important pour des productions locales à développer, des régions très attractives pour un tourisme de qualité, une simulation géographique exceptionnelle entre l’Europe et le continent africain. La société algérienne est riche et complexe, fruit d’une histoire agitée depuis l’antiquité et du brassage au cours des siècles de populations multiples et diverses (Berbères à l’origine, Phéniciens, Romains, Vandales, Arabes, Turcs, Espagnols, Français).

La demande des manifestants algériens est claire : un changement complet dans la gestion des affaires, tant sur le plan politique pour mobiliser les personnes que sur le plan économique pour tirer parti des ressources existantes et créer les produits de nécessité.

Du point de vue politique, après la destitution du président Bouteflika, malade et dans l’incapacité de gouverner depuis longtemps, le général Gaïd Salah, chef d’état major de l’armée, est devenu le véritable dirigeant, malgré la nomination officielle d’un président provisoire de la république et d’un nouveau premier ministre. Le général a décidé que les élections présidentielles auraient lieu le 12 décembre de cette année. Pour ce faire, et dans l’espoir de rallier l’opinion à son projet, il a nommé une autorité chargée de préparer les élections et a fait étudier un amendement à la loi électorale actuelle. Mais les manifestants ont rejeté globalement ses propositions et demande fermement son départ et l’instauration d’un pouvoir civil et non militaire.

Dans le bras de fer actuellement engagé entre l’armée et la rue, qui va l’emporter ? Difficile de le savoir. D’un côté l’enthousiasme, le nombre des manifestants et la situation sociale du pays penchent vers le changement, de l’autre côté résistent la force des armes et le poids du système en place depuis des décennies.

 

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> Iffig Guillou

Iffig est un militant multi-casquettes : opposant à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, membre de l’association France-Palestine et de l’UDB, il se rend également régulièrement en Algérie.