
On a déjà évoqué la forte tendance chez beaucoup d’historiens à majorer l’influence de Rome et de la romanisation dans l’histoire de la France et surtout de l’État français. Les exemples sont nombreux et s’inscrivent dans l’histoire réécrite dans l’objectif d’un « roman national » dont la justification politique est de renforcer le caractère centraliste et uniforme de l’État, en en faisant une caractéristique permanente.
Le sujet mériterait un livre. On se limitera ici à quatre exemples pris dans des périodes différentes.
Le premier nous est fourni par le paléo-anthropologue Yves Coppens (1). Le savant nous rappelle qu’il a engagé sa première controverse scientifique à l’âge de 14 ans. Il avait mis au jour, lors de fouilles réalisées dans son Morbihan natal, de petits fours à augets – c’est-à-dire de petits godets de pierre cuite – servant à faire évaporer l’eau de mer de manière à en extraire le sel. Coppens précise : « pour moi, cette industrie était gauloise alors que pour mes aînés, elle était un apport romain, une telle technique n’ayant pu être maîtrisée par les malheureux indigènes ». « J’ai tenu bon avec arrogance devant leur condescendance ! », précise le chercheur. Son père, physicien du même nom et bien connu des stagiaires des années 1950 de l’université d’été du mouvement bretonnant Ar Falz, les a départagés à partir d’une datation au carbone 14 : 377 avant Jésus-Christ, soit longtemps avant que César ne batte les Vénètes en 56 avant Jésus-Christ. « J’ai jubilé », ajoute le célèbre chercheur.
Le second exemple est presque contemporain du dernier événement évoqué dans le cas précédent. Le site du Yaudet, en Bretagne nord, est un des rares éperons rocheux barrés de l’époque celtique et atteste une présence humaine encore beaucoup plus ancienne. Des fouilles de longue durée y ont mis au jour de nombreux vestiges, dont un mur en maçonnerie romaine près de la porte sud. Hormis la chapelle, les guides n’évoquent que cette installation bienfaitrice des Romains. Interrogé sur la période la plus prospère connue par la cité du Yaudet, l’archéologue britannique Barry Cunliffe qui a co-dirigé l’essentiel des fouilles répond pourtant sans hésiter que c’était « le second âge de fer, juste avant la conquête romaine ». Et de pointer l’énorme fortification de terre et de pierre, de 6 à 8 mètres de hauteur, édifiée pour se protéger des menaces de conquête romaine. La prospérité était alors fondée sur un commerce maritime transmanche intense (2), que la présence romaine va faire péricliter, provoquant le dépeuplement des côtes.
Les Romains s’accordent alors le monopole du trafic avec l’île de Bretagne, l’interdisant de fait aux Coriosolites, aux Osismes et aux Vénètes, comme le montre un historien des Vikings (3), Les zones côtières vont se trouver désertées par ces peuples celtiques locaux qui vont s’enfoncer vers l’intérieur et vers l’est. Les Saxons, les Frisons, les Scots et surtout les Vikings vont alors multiplier les incursions, voire les installations, dans ces zones de prospérité maintenant désertées. Cela va obliger les Romains à y concentrer des troupes, parmi lesquelles des « fédérés » bretons et chrétiens, réputés pour leur efficacité militaire, venus avec leur famille de l’île de Bretagne dès avant le IIIe siècle de notre ère. Mais ce n’est plus la prospérité économique. La pax romana et ses bienfaits ne correspondent pas à une réalité pour l’Armorique.
Un quatrième exemple de romanomanie est de parler d’une romanisation rapide de la population dans son ensemble en Gaule et singulièrement en Armorique. Sans s’attarder ici sur les travaux montrant la persistance du gaulois en Gaule (4), le cas de Germain d’Auxerre, devenu saint après sa mort, illustre les liens religieux et politiques demeurant entre la Gaule et l’île de Bretagne peu avant la fin théorique de l’empire romain d’Occident. Germain se rend en Bretagne pour combattre l’hérésie pélagienne. Il s’adresse aux foules en langue du pays, c’est à dire en breton, sans doute en gaulois mais les deux langues brittoniques doivent être suffisamment proches pour qu’il y ait intercompréhension (5). Ce qui n’empêche pas Germain de s’exprimer aussi en latin et d’appartenir à la romanité. Le monolinguisme jacobin français du XXe siècle n’avait pas cours chez leurs ancêtres (?) gaulois !
Les rapports entre Francs d’une part et Armoricains et Bretons de l’autre ne sont pas non plus empreints d’une amitié débordante. Les seconds s’appuient souvent sur les Vikings pour résister à l’envahisseur venu de l’est. Mais lorsqu’en 911, les Francs cèdent la Normandie au chef viking Rollon, ils l’encouragent à envahir la Bretagne à commencer par l’Avranchin, le Mont Saint-Michel et ces îles qu’on appellera plus tard « anglo-normandes », avant de piller et détruire en 913 l’abbaye de Landévennec.
Si ce recours constant à la romanité comme référence du progrès humain ne cesse jamais depuis le ralliement réciproque de Clovis au christianisme et du christianisme aux Francs, il s’amplifie à la Renaissance et encore plus lors de la Révolution française : « Le monde est vide depuis les Romains » soupirait le Robespierriste Louis Saint-Just alors qu’il demandait la mise en accusation d’une partie des révolutionnaires jugés « indulgents » (6) et qu’avec ses amis politiques, il s’activait, tel un taliban moderne, à faire détruire toutes traces du Moyen Age religieux dont la célèbre abbaye de Cluny. Et gare à ceux qui n’approuvaient pas cette orientation d’exclusion !
Il ne s’agit pas pour l’historien de faire des Romains des monstres, ni des génies du bien, mais de voir comment leur impérialisme a pu se traduire par des avancées pour les autochtones, mais aussi par beaucoup de reculs.
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(1) « Yves Coppens se raconte », article dans Science et Avenir n°852, janvier 2018, pages 52-55
(2) Interview de Barry Cunliffe dans le film « Le Yaudet : 8000 ans d’histoire », coproduction LTW-BCD. En ligne sur le site de Bécédia
(3) Joël Supéry, La saga des Vikings, Editions Autrement, 2018
(4) Francis Favereau, Celticismes, Skol Vreizh, 2017 et la thèse de François Falc’hun
(5) Léon Fleuriot, Les origines de la Bretagne, Bibliothèque historique Payot, 1982. (notamment p.275).
(6) Discours à l’Assemblée nationale du 31 mars 1794.