Co-rédacteurs en chef du Courrier des Balkans, contributeurs régulier du Monde diplomatique comme du Peuple breton, Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin ont fait paraître aux éditions La Découverte un superbe livre : Là où se mêlent les eaux. Le Peuple breton a voulu en savoir plus sur ce récit de voyage avec Jean-Arnault Dérens.
Le Peuple breton : Peux-tu rappeler la genèse de ce projet ?
Jean-Arnault : Avec Laurent, nous travaillons depuis des années dans les Balkans, nous avons vécu dans cette région, nous y revenons sans cesse. Et fatalement, un effet de lassitude se produit parfois, quand on a l’impression de reprendre toujours les mêmes routes, de raconter les mêmes histoires, d’être toujours témoins des mêmes crises et des mêmes échecs… C’est parfaitement naturel, mais c’est très dangereux. La curiosité et l’empathie sont au cœur de notre conception du journalisme. Il faut toujours avoir envie de connaître les gens, de comprendre leurs histoires, leurs problèmes. Tel que nous le concevons, le journalisme est avant tout une affaire de rencontres et de partages, mais cela devient impossible quand cette lassitude s’impose, quand la curiosité s’émousse… Et c’est précisément à un moment où nous ressentions cette fatigue qu’un ami nous a lancé ce défi de partir en mer, de descendre l’Adriatique, puis de remonter jusqu’à Istanbul et de faire le tour de la Mer noire jusqu’au Delta du Danube. Nous n’avons pas hésité une seconde, car nous avons tout de suite eu la conviction que la mer pourrait laver notre regard fatigué, nous redonner la curiosité qui nous fait avancer.
Et comment le voyage s’est-il préparé ?
Nous ne sommes pas marins, mais nous avons de bons amis marins, notamment toute une bande qui gravite autour de la Droguerie de Marine, à Saint-Malo… C’est là que nous avons connu Alain Hugues, de Plouër-sur-Rance, qui a été notre skipper. Il a ensuite fallu trouver un bateau, et des sous, car cela coûte cher de partir quatre mois en mer. Pour le bateau, nous avons eu beaucoup de chance, en trouvant un 17 mètres, un Feeling 546, appartenant à un ami d’ami, qui est d’ailleurs finalement parti avec nous. Pour l’argent, nous comptions sur nos rédactions et les reportages que nous avons effectivement produit au cours du voyage, notamment pour RFI, Mediapart et La Libre Belgique, mais nous avons aussi un coup de pouce de la région et de quelques entreprises bretonnes, comme le laboratoire Yslab. Le défi était aussi d’arrêter nos activités « normales » durant près d’un an, si l’on ajoute le temps de la préparation à celui du voyage lui-même, ce qui supposait quelques sacrifices matériels, mais nous avions la chance, le luxe, de pouvoir le faire.
Lors de ce périple, de cette Odyssée, vous avez rencontré beaucoup de monde, souvent issus de minorités. Même si le titre de l’ouvrage est révélateur, peut-on dire que c’est un plaidoyer pour la diversité et la vie en commun ?
Un plaidoyer, ce n’est pas le mot que j’emploierais… Je dirais plutôt un état des lieux, une description de notre monde, tel qu’il se révèle dans ses marges, ses confins. C’est souvent depuis les limites que l’on a la vue la meilleure, la plus nette. Nous avons suivi l’orbe des rivages, remonté une longue ligne de côte qui est aussi une ligne de faille à la croisée des grands empires qui se sont affrontés, l’Empire ottoman et celui des tsars, puis l’Union soviétique, mais aussi des grandes puissances maritimes comme Venise ou Gênes, dont l’empire colonial s’étendait au Moyen Âge jusqu’à la Crimée… La notion de « minorité » est tout à fait contingente : on est minoritaire par rapport à un groupe qui s’auto-institue en majorité, ou plus exactement, d’ailleurs, par rapport à un pouvoir qui prétend représenter une majorité. Sur tous les rivages méditerranéens, les humains n’ont jamais cessé de se déplacer, de se mêler, et ces déplacements ont fait que les langues, les confessions, les identités collectives n’ont jamais cessé de se croiser, de se mêler et de se différencier. Nous voulions apprendre à lire l’histoire compliquée de ces rivages comme un palimpseste, où les soubresauts de l’histoire ont laissé des traces toujours vivantes aujourd’hui. Sur les rives de l’Adriatique, de l’Egée ou de la Mer noire, on a la mémoire longue, peut-être parce que les Etats ont toujours été tenus à distance, regardés comme de structures purement oppressives. Du coup, c’est dans le cadre de la famille, de la communauté locale que s’enracine l’identité de chacun, et la mémoire orale joue un rôle essentiel dans cette transmission.
L’un des chapitres qui m’a le plus marqué est intitulé « retour au pays des ancêtres ». Il raconte en quelques pages la vie des Tcherkesses venus du Caucase au Kosovo, puis rentrés chez eux. On pourrait également parler des Tatars installés finalement en Crimée. N’est-ce pas finalement l’histoire de l’humanité ?
Bien sûr, l’histoire de l’humanité est une histoire de voyages, de migrations, d’exils. Cela fait des millénaires que les hommes naviguent, mais à caboter en Méditerranée, on se rappelle vite que l’immense majorité de leurs navigations n’ont pas été des voyages d’agrément, de plaisance, mais des voyages contraints pour fuir la guerre, la misère, une catastrophe… Tout au long de notre navigation, nous avons croisé beaucoup de peuples dont l’identité collective s’ancre dans un exode, comme le Tcherkesses, mais aussi, par exemple, les Arbëresh, ces Albanais qui ont fui la conquête ottomane des Balkans, au XVIe siècle, et vivent toujours en Italie du Sud, où ils conservé leur langue et le sentiment très fort de leur identité, ou bien les Grecs de Smyrne, réfugiés dans l’île de Chios, où affluent aujourd’hui d’autres exilés, chassés par la guerre en Syrie… Nous avons passé du temps dans un village arbëresh de Calabre, qui a choisi d’ouvrir les portes de ses maisons aux réfugiés d’aujourd’hui. Il y a là-bas des Afghans, des Syriens, des Somaliens, et les premiers mots d’une langue européenne qu’apprennent ces exilés sont de l’arbëresh, c’est-à-dire un dialecte dérivé de l’albanais médiéval, ce qui prouve bien, au passage, qu’il n’existe pas de « petites langues », mais que les langues vivent dans des situations de communication, et qu’il n’y a pas de meilleure manière de défendre sa langue que d’ouvrir sa porte et son cœur à l’étranger.
Ce qui ressort de la lecture, c’est d’abord l’érudition ! Si je ne devais donner qu’un argument pour le lire, ce serait qu’on en ressort plus intelligent. Comment avez-vous réussi à compiler tout ce savoir ?
Un jour, Jorge-Luis Borgès a dit que l’érudition était la forme moderne du fantastique. Je crois que c’est une formule assez indépassable. A bord, nous avions toute une petite bibliothèque et l’écriture du livre, qui a été longue, a été un processus au cours duquel nous nous sommes non seulement remémoré le voyage, mais où nous l’avons prolongé en rêvant, en rêvant à ces gens bien réels que nous avions rencontré, à ces lieux, en essayant d’imaginer leurs histoires… Et pour soutenir ces rêveries, nous avons eu recours à toutes les ressources documentaires possibles. Nous avons beaucoup appris en voyageant, mais aussi en écrivant.