Joël Cornette : « la séparation administrative de la Bretagne est une absurdité historique »

Le Peuple breton de l’été 2018 traite de la lutte pour l’enseignement de l’Histoire de Bretagne dans les programmes scolaires. Dans ce cadre, nous avons posé quelques questions à l’historien breton Joël Cornette. Faute de place dans le papier, nous publions celle qui concerne la réunification – question ô combien cruciale – pour les lecteurs du Peuple breton numérique.

Quel est votre sentiment sur la séparation administrative entre la Loire-Atlantique et le reste de la Bretagne ?

J’ai toujours dit, écrit et pensé que cette séparation est une absurdité historique : Nantes a longtemps été la capitale (avec Rennes) de la Bretagne. Nantes est bien bretonne, dès l’origine de la Bretagne, c’est-à-dire à partir du traité d’Angers, signé par Erispoë (851-857), vainqueur de Charles le Chauve à la bataille de Jengland, au nord de Nantes, sur la rive gauche de la Vilaine : en septembre 851, « Erispoë, fils de Nominoë, vint auprès de Charles dans la ville d’Angers : lui ayant donné les mains, il est accueilli par le roi et lui sont donnés tant les insignes royaux que la puissance jadis dévolue à son père, augmentée du Rennais, du Nantais et du pays de Retz » (Annales de Saint-Bertin). On peut considérer ce traité d’Angers comme l’acte de naissance officiel de la Bretagne. Le roi franc lui accorde en effet le statut de royaume subordonné, sur le modèle de celui d’Aquitaine : Erispoë se voit reconnaître la qualité de « roi des Bretons ».

Beaucoup plus tard, lorsque Pierre Le Baud (1450-1505), aumônier d’Anne de Bretagne, rédigea la seconde version de ses Cronicques et Ystoires des Bretons, entre 1498 et 1505, il substitua un tableau géographique de la Bretagne au récit des lignées mythiques des ancêtres des ducs, manifestant ainsi la volonté de penser un pays unifié, un État territorial, avant même d’en proposer le récit historique. Il décrit le duché comme un cercle – la forme parfaite – défini par la course du soleil. Le « circuit » de Bretagne commence à La Trinité, « point et centre de cette circonférence », et il se poursuit par la ronde des neuf évêchés bretons, qui correspondent chacun à une heure du jour : « le premier ray de lumière en l’aube du jour, au temps de l’aquinoxe » à Saint-Malo, « le naissement du soleil » à Dol, etc., jusqu’à l’aurore à Saint-Brieuc.

Comme le souligne Léonard Dauphant, dans son étude de la construction et de la représentation du territoire au xve siècle, « l’espace politique acquiert alors une valeur propre, microcosme reflétant l’ordre du monde ». Et nous savons qu’à Blois, là où il a travaillé auprès d’Anne de Bretagne, Pierre Le Baud a utilisé des cartes – les toutes premières cartes imprimées – pour décrire le tracé des côtes et la configuration de la péninsule armoricaine, ce qui lui permit de soutenir que la Bretagne dispose de ses limites « immuables », car « enracinées dans l’immémorial », avec « ses frontières naturelles déterminées par les fleuves du Couesnon, de Sélune, de Mayenne et de Loire, au-delà desquels le Breton vit en exil ».

Plus d’un siècle plus tard – la Bretagne est alors une province française –, François de Belleforest (1530-1583) publie La Cosmographie universelle de tout le monde, qui comporte une longue description géographique « de l’ancienne province armorique », « estant nostre dessein plus de bastir la Geographie que l’histoire, quoy que nous comprenons, et l’un, et l’autre ensemble » (p. 131 à 153). La limite cosmographique est ici la Loire, « qui fait la distinction des Bretons et des Angevins », et le Couesnon, « qui sépare les Normands et les Bretons ». Et dans cette géographie armorique, qui met de nouveau en avant la perfection circulaire, Belleforest souligne la présence de Nantes en Bretagne : « la cité de Nantes, la première des Gauloises au pays Breton, et le siège des Ducs, et la plus fidelle aux roys de France, et laquelle est vraiment Armorique. »

Que Nantes soit bel et bien bretonne, il suffit d’évoquer le château des ducs qui y ont résidé, notamment tout au long du xve siècle, au temps de « l’État breton » (Jean Kerhervé) : c’est là une trace aussi évidente qu’imposante ! Père d’Anne de Bretagne, François II, le dernier duc de la Bretagne indépendante, voulut faire du château des souverains bretons tout à la fois la résidence principale de la cour ducale et une forteresse militaire défensive face au pouvoir de son puissant voisin, le roi de France, comme en témoignent les cinq cents mètres de chemin de ronde sur les remparts fortifiés, aujourd’hui ouverts à la promenade.

Il faut rappeler, une fois encore, que c’est en 1941 que Nantes et l’actuelle Loire-Atlantique furent détachés de la Bretagne : la loi du 19 avril créait les préfectures régionales. François Ripert, préfet d’Ille-et-Vilaine, devint préfet régional, mais en n’exerçant ses fonctions que dans les quatre départements des Côtes-du-Nord, du Finistère, de l’Ille-et-Vilaine et du Morbihan : la Loire-Inférieure était placée sous l’autorité du préfet régional résidant à Angers.

En 1955, sous la IVe République, lorsque les « régions de programme » furent créées par Pierre Pfimlin, la Loire-Atlantique a été, de nouveau, étrangement retirée de la Bretagne, pour être intégrée à la région dite « Pays de Loire », tout simplement parce que le haut fonctionnaire du Plan, chargé de réaliser ce dernier découpage, qui succédait à des dizaines de projets conçus au cours des décennies précédentes, aurait réalisé le croquis des régions en un après-midi, dans son bureau, sans consulter personne : « jamais il n’avait songé ce jour-là que le résultat de son crayonnage durerait aussi longtemps… » (Michel Phlipponneau). Au mépris d’une histoire multiséculaire… À Nantes, en 1989, un attentat endommagea le palais de la région dite des « Pays de Loire », en signe de protestation contre la division du territoire breton…

Retrouvez deux pages d’interview de Joël Cornette dans Le Peuple breton de cet été (n°654-655).

> Ar Skridaozerezh / La Rédaction

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