Vive la généralisation du breton !

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La presse quotidienne nous apprenait au début de l’été que les classes bilingues français-breton et les options de breton seraient maintenues dans les collèges de l’académie de Rennes en dépit des préconisations de la réforme visant l’enseignement des langues dites « étrangères ». Le contraire aurait, on s’en doute, provoqué l’indignation en Bretagne.

C’est peut-être l’occasion de jeter un regard rétrospectif sur une lutte linguistique déjà ancienne et rappeler aussi les perspectives qui s’offrent à nous.

L’historique

C’est dans les années 30 qu’apparut le premier mouvement en faveur de la prise en compte du breton dans l’éducation. Il s’était donné le nom emblématique d’Ar Brezoneg er Skol (« le Breton à l’École »), à une époque où l’énorme majorité des instituteurs combattaient la pratique de la langue vernaculaire et punissaient, parfois de manière traumatisante, les écoliers qui osaient l’utiliser dans l’enceinte de l’école républicaine.

Le terme de vernaculaire n’est pas galvaudé. Entre les deux conflits mondiaux, on estimait à un million le nombre de brittophones dans les territoires dits « bretonnants », en gros à l’ouest d’une ligne imaginaire qui joindrait Plouha au nord à Damgan au sud, limite à l’intérieur de laquelle beaucoup de communes rurales affichaient un pourcentage de locuteurs proche de 100. Encore fallait-il ajouter à ce million quelque 100 000 personnes, ou davantage, des émigrations en région parisienne ou en Amérique !

La dynamique enclenchée n’était pas propre à la Bretagne : on la retrouvait en Alsace (province récemment récupérée sur l’Allemagne), au Pays Basque ; et plus globalement dans toute l’Europe occidentale : Pays de Galles, Euskadi (Sud Pays basque), Catalogne, etc… Ce sans parler bien entendu des peuples devenus souverains à l’issue de la guerre 14-18. Si elle aboutit assez rapidement à des avancées palpables dans les régimes véritablement démocratiques, elle se heurta à une fin de non-recevoir de la part des États multiculturels fondés sur des bases peu ou prou totalitaires (jacobinisme, franquisme, pangermanisme).

En Bretagne même, les premières remises en question de l’ostracisme linguistique émanèrent de l’extrême gauche (songeons aux communistes Marcel Cachin et Yann Sohier, au libertaire Émile Masson). En 1951, le député Deixonne, du groupe communiste, fit voter la loi « autorisant » l’enseignement facultatif des langues régionales (à l’exception du flamand, considéré comme l’ennemi de la francophonie des deux côtés de la frontière belge). Malheureusement, les mesures préconisées, non budgétées, furent peu suivies d’effet. À la fin des années 50, en parallèle avec l’émancipation des langues coloniales de la période (l’arabe en particulier), le Conseil supérieur de l’Éducation nationale consentit à examiner un projet d’éducation bilingue dans la seule Basse Bretagne, projet qui capota rapidement sous les assauts des politiciens de tous bords, arc-boutés sur un républicanisme centralisateur et normatif remontant à Robespierre.

État des lieux

Il fallut attendre la Vème République et l’élection de François Mitterrand pour observer des progrès substantiels : création d’une licence de breton en 1982 (suivie par les licences de corse, basque et occitan) ; mise en place d’un concours de recrutement des professeurs en 1986 ; création d’un Département de breton dans les universités de Rennes II et Brest, préparant aux certifications alors en usage : maîtrise, DEA et doctorat… Notons ici que rien de tel ne se serait produit chez nous sans le coup de force de Diwan (1978), créant ses propres écoles brittophones, à l’image des ikastolas du Pays basque, en infraction à toutes les réglementations qui visaient à conforter la suprématie du français dans les lieux d’enseignement publics et privés de l’Hexagone.

Le breton obtint, en gros, le même statut que les langues étrangères : initiation (facultative) dans les écoles élémentaires, options de 2ème langue en collège, de 2ème et 3ème langue au lycée. Mieux, l’ensemble des acquis depuis la Loi Deixonne fut préservé : sensibilisation au collège, création d’une filière bilingue dans le Public (imité de très près par l’Enseignement diocésain).

Dès lors, certaines zones géographiques de notre péninsule furent couvertes par un réseau cohérent : initiation en école élémentaire, mise en œuvre par des instituteurs itinérants ; sensibilisation et option en collège, option obligatoire ou facultative au lycée, bientôt couplées, pour le happy few, à un embryon de filière bilingue. Mais ce bel enthousiasme ne dura guère, miné par les coups de boutoir des tenants de l’idéologie jacobine qui n’avaient de cesse d’imposer une langue étrangère (anglais, allemand, espagnol) en lieu et place de la régionale, dans le premier degré principalement.

En fait c’est toute l’Institution éducative, très politisée chez nous, qui se raidit. Un véritable militantisme anti-breton se développa, usant d’une stratégie inverse de celle des défenseurs de la culture régionale : discrimination lexicale (langue identifiée comme dialecte), coup de frein à la formation (« ne pas provoquer la demande », « ne pas faire de publicité autour des professions concernées »…). Remarquons le caractère pervers de cette dernière consigne : si vous n’encouragez pas les jeunes attirés par les métiers liés à la langue régionale, leur nombre finira bien par régresser, bloquant donc la demande ; et finalement le vivier s’asséchera, ruinant la qualité du recrutement.

Quel objectif ?

À cette question dans les années 90, on obtenait couramment cette réponse un peu déconcertante : « Sauver la langue bretonne ». Déconcertante, parce que la société scolaire, fermée sur elle-même, influence peu la vie sociale dans son ensemble. Mais déconcertante aussi parce que l’école a été créée pour éduquer les jeunes, pas pour sauvegarder une idéologie, si humaniste soit-elle. La bonne réponse n’aurait-elle pas dû être : « Permettre à la jeunesse de renouer avec ses racines culturelles et de se réapproprier le patrimoine linguistique de la communauté dans laquelle elle vit » ? La nuance n’est pas un détail, car l’unique fin déclarée de « sauver la langue » ne permet pas toujours de respecter les motivations personnelles de l’apprenant, seules créatrices d’expérience positive.

Or, les pistes ne manquaient pas. L’initiation au breton à l’école élémentaire, engagée au début des années 80, commençait à porter des fruits là où elle avait été quasi généralisée comme dans l’actuel Pays du Roi Morvan (Gourin, Le Faouët, Guémené). Véritable lame de fond, les enfants de 6 à 11 ans devenaient des acteurs de la vie linguistique locale, au travers de productions de qualité lors des fêtes scolaires. Cet engouement donna lieu d’ailleurs à la création d’un concours, le Kan ar Bobl, toujours très couru. Hélas ! Notre Éducation nationale, travaillant d’instinct à reculons (revenir aux fondamentaux de la Révolution de 1789 !) commença au début du présent siècle par remplacer purement et simplement la sensibilisation au breton par celle à l’anglais dans les enseignements primaires. Sauf quand bien sûr une résistance locale obtenait de haute lutte le maintien des deux, ce qui fut le cas dans le territoire cité plus haut : le Recteur d’Académie missionna alors son inspecteur pédagogique de langues régionales pour conduire une évaluation du dispositif, à charge bien entendu puisque le besoin n’en avait pas été ressenti auparavant ! À l’indignation des familles, ce dernier conclut unilatéralement à la mauvaise qualité des résultats, ne se rendant pas compte que, outre le camouflet qu’il infligeait aux instituteurs, c’était sa propre politique de projet et de formation qu’il condamnait – si toutefois son job consistait à en avoir une !

L’élitisme n’est pas le but

Curieusement, l’Académie de Rennes entendait désormais favoriser la filière bilingue par rapport aux filières optionnelles. Il est clair que, ce faisant, elle entendait satisfaire les élus politiques, et par ricochet, la force de pression qu’exercent, à juste titre, les organisations militantes du bilingue (Diwan, Div Yezh, Dihun). Or, même si ces organisations très actives ont le grand mérite d’exister et de prospérer, elles restent assujetties aux pesanteurs générées par leurs fondamentaux remontant aux années 1930, notamment cette théorie aujourd’hui dépassée sur la nécessité de promouvoir une élite montrant la voie au peuple et le tirant de son aliénation.

De nos jours, il n’est plus possible de parler d’aliénation culturelle ou identitaire – des sondages l’attestent – et de toute façon, l’origine socioculturelle des élèves du système bilingue est grosso modo identique à celle de la population scolaire globale. L’effet de modélisation n’existe plus. On ne devrait donc pas détourner l’Institution de sa mission principale, qui est de considérer l’intérêt de tous les usagers. Car la filière bilingue, plus gourmande en heures d’enseignement – mais qu’il faut impérativement développer comme étant la locomotive du train –, épuise rapidement l’enveloppe accordée bien trop parcimonieusement par le Ministère aux langues régionales, aux détriments alors des options, lesquelles pourtant peuvent regrouper des effectifs plus importants. Précisons que c’est l’État qui rémunère les enseignants publics, privés et associatifs, et que des raisons essentiellement budgétaires accompagnent le choix observé.

L’arrivée de la gauche au Conseil Régional en 2004, avec l’UDB et les écologistes, correspondit à un raidissement doctrinal vis-à-vis de l’État : reconnaissance par la Région des langues bretonne et gallèse, encouragement donné aux départements et communes de généraliser la signalétique bilingue, aides financières aux étudiants se destinant à une carrière dans le secteur brittophone, intégration de certaines lignes budgétaires de l’Éducation Nationale au contrat de plan négocié entre la Région et l’État. Il faut bien avouer que les tensions entre la gauche en régions et la droite au pouvoir donnaient vigueur aux revendications régionales – ce qui n’est plus le cas en 2016… Mais les élus bretons péchaient sans doute par candeur : bénéficier de plus d’autonomie dans la gestion de la culture régionale ne traduit aucun progrès concret en termes d’autonomie financière.

Création d’un conseil culturel en Bretagne

La mise en place par le Président Le Drian en 2009 d’un Conseil Culturel, unique dans l’Hexagone, marqua davantage encore l’ancrage de la Région dans son identité. Désormais c’était au nouveau Conseil que se préparait la promotion des langues de Bretagne, souvent sur auto-saisine. Des dossiers mûrement réfléchis furent alors soumis, sous forme d’avis, au Conseil Régional. L’un d’eux, au début des années 2010, fit date : il visait à créer dans l’enseignement deux filières distinctes parfaitement identifiées : la filière bilingue, avec parité horaire entre breton et français, et la filière dite optionnelle – terme ici inapproprié – recouvrant un horaire nettement moindre. Le texte, voté par le Conseil Culturel à une très forte majorité, envisageait deux heures d’enseignement hebdomadaire du breton, généralisées de la maternelle au baccalauréat sur le territoire où il a toujours été en usage. Cette mesure, apparemment révolutionnaire en pays jacobin, n’était en soi qu’un alignement sur ce qui se faisait partout en Europe : Pays de Galles, Euskadi (sud), Catalogne, Pays Valencien… Malheureusement, compte tenu de multiples pesanteurs historiques, budgétaires et administratives, elle ne put voir le jour, à court terme tout au moins.

Ainsi donc, une partie largement majoritaire de la jeunesse n’aura pas accès à la langue et à la culture de son terroir, y compris dans les secteurs géographiques où l’une et l’autre sont encore vivaces. L’argument selon lequel l’enseignement généralisé du breton nuirait au développement du système bilingue ne nous paraît pas recevable. Elle n’est étayée sur rien de très probant : la création d’une filière publique bilingue au début des années 80 n’a pas enrayé le développement de la filière associative Diwan, plus ancienne, et l’apparition d’une filière bilingue confessionnelle n’a pas non plus retiré des élèves à la publique.

En revanche, multiplier par dix ou vingt l’effectif scolaire exposé à la langue bretonne, comme cela se fait partout en Europe (à l’exception de la Grèce) augmentera arithmétiquement le nombre de vocations pour les carrières liées au breton. Il est même possible de rêver d’un développement quasi exponentiel des pratiques et des créations linguistiques, compte tenu de la visibilité nouvelle donnée à la langue régionale en tous lieux.

Certains esprits chagrins opposeront que généralisation égale contrainte, donc obligation antidémocratique. Nous leur répondrons que leur argument participe de la négation de l’identité bretonne, ciment de la communauté régionale, en Bretagne comme en Corse ou Euskadi. En effet, a-t-on demandé à tous les jeunes de l’Hexagone s’ils souhaitaient pratiquer la langue de l’État (et seulement celle-là) ? étudier l’histoire de cet État (à l’exclusion de celle de ses éléments constitutifs) ?… Mais il serait vain de discuter plus avant de telles arguties : dans la pratique, dès 1982, des écoles, des collèges, publics et privés, organisèrent des cycles de sensibilisation à la langue bretonne généralisés à une classe d’âge (6ème ou 5ème le plus souvent, dans le second degré), sans rencontrer d’opposition mesurable au sein des usagers, et avec des résultats pédagogiques encourageants. Tout au plus une clause de rejet individuel pourrait-elle être intégrée aux textes fondateurs de cette pédagogie nouvelle de masse…

> Erwan Evenou