L’Hommage d’Hervé Bihan à son ami Martial Ménard

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Martial Ménard est décédé le 8 septembre 2016. Ses obsèques ont eu lieu dans la commune de Lanrelas il y a tout juste une semaine, le 12 septembre. Le Peuple breton publie ci-dessous l’hommage que lui a rendu à cette occasion Hervé Bihan, Directeur du Département de breton et celtique et ami de Martial Ménard.

Martial,

Ce jour que nous redoutions tant, toi comme nous, a fini par arriver. Tu me pardonneras de m’adresser à toi en français, pour une fois. Je prends ici la parole au nom de tes amis, brittophones ou non, tous unis dans la même idée de la Bretagne, celle que nous partageons avec toi. Une Bretagne maîtresse de son destin, une Bretagne à la société ouverte et démocratique, où la langue bretonne doit enfin reprendre la place dont elle s’est vu spoliée par le colonialisme et le capitalisme.

Le colonialisme et le capitalisme, avec leurs effets désastreux, tu les as connus lorsque tu vins au monde en région parisienne. Une région que trop de Bretons, à l’instar de tes parents, ont du rejoindre pour pouvoir assurer leur survie et celle de leurs enfants. C’est dans l’exil que tu eu tes premières prises de conscience : celle de l’exploitation, celle d’appartenir à un peuple non reconnu et exploité.

Ton entrée dans le monde du travail fut précoce, en tant que cuisinier à l’âge de 14 ans, un rude métier celui-là. Tu arrive à Kemper où tout en continuant ce métier quelques temps tu finis d’apprendre les rudiments de la langue bretonne, avant d’en devenir un passeur, comme d’autres, lorsque tu deviens instituteur (à l’époque on ne disait pas encore professeur des écoles) dans les écoles Diwan, jeune organisation alors, née en 1977. L’occasion de faire de magnifiques rencontres que l’amitié a renforcées depuis. C’est alors que Kemper devient ta ville, là où tu vis jusqu’au bout.

Peu de temps après tu te lances dans une série d’aventures initiées par la création d’an Here (1983-2005) : une maison d’édition consacrée aux tous petits brittophones et plus tard aux plus grands, et encore plus tard à tous les brittophones petits et grands. C’était tout d’abord l’aventure de Cholori, une revue tout en breton (le premier numéro est sorti en 1983).

An Here prend alors son envol avec de nouvelles aventures éditoriales : publier des romans pour les enfants et les ados. Tu étais alors allé chercher les meilleures plumes de langue bretonne.

En 1995 tu publies ton premier ouvrage personnel, Alc’hwez bras ar Baradoz vihan, ce fut ton véritable premier dictionnaire où tu as donné toute la vie et le bouillonnement de la langue bretonne, tout l’inverse d’une « langue neutre » comme le soulignait alors Pêr Denez (Tonton Pêr, comme nous l’appelions affectueusement entre nous).

An Here continue de croître et devient la maison d’édition de langue bretonne incontournable. Tu diriges alors une équipe conséquente et compétente. C’est grâce à ce travail collectif que tu co-diriges les deux éditions du dictionnaire monolingue breton (1999 et 2005) : un travail titanesque qui a débouché sur un outil dont personne aujourd’hui ne saurait se passer.

C’est aussi, en 1998, l’aventure des mémoires de Jean-Marie Déguignet : une aventure qui permettra à An Here d’atteindre une notoriété internationale avec les nombreuses traductions en langues étrangères qui suivirent.

Et puis an Here cesse ses activités. Mais pas toi. Tu commences alors à travailler sur un nouveau projet de dictionnaire : un dictionnaire français-breton destiné aux brittophones d’aujourd’hui. Ce travail t’a occupé à plein temps, tu y as mis aussi toutes les collaborations que l’on te connaît. Tu ne voulais pas donner un dictionnaire où la vie moderne serait exclue, où l’actualité des sciences n’apparaitraît pas.

C’est alors que beaucoup ont compris que le lexicographe que tu étais, l’était avec une précision chirurgicale. Il n’y a avait pas de place pour l’approximation, il n’était pas possible d’omettre tel ou tel terme. Surtout, il te fallait rendre un outil ancré dans son temps. S’il y avait un mot indigène pour tel ou tel concept, très bien. S’il n’y en avait pas il fallait bien avoir recours au néologisme. Tu l’as fait, avec beaucoup de science et de discernement. Il te fallait, et ce travail était bien particulier en ce sens, opérer en tenant compte du fait que la langue bretonne n’a pas, depuis très longtemps, bénéficié d’un statut officiel, et donc de la stabilité institutionnelle qui est indispensable à toute langue.

Cet ouvrage majeur sort en 2012.

Tout de suite, sans prendre de repos particulier, tu te lances dans ton œuvre maîtresse : ton dictionnaire diachronique ou historique du breton. Au tout début, tu ignorais la forme qu’il prendrait. Petit à petit tu as bien perçu qu’il devait être présenté en ligne, comme tout outil moderne.

La genèse de ce geriadur treadegel « dictionnaire diachronique » remonte à l’époque où tu faisais connaissance avec la langue bretonne, à l’époque où tu avais été impressionné par le travail gigantesque de Roparz Hemon. Roparz Hemon, décédé en 1978, avait produit un dictionnaire historique. Tu avais vu là, alors, la nécessité de le compléter, de le corriger, de l’améliorer. Le dictionnaire de Roparz Hemon fut le travail d’une vie, ton dictionnaire diachronique sera aussi celui de ta vie.

Lorsque tu es venu à l’université de Rennes 2, le 26 mai dernier, le présenter devant journalistes, élus, étudiants et chercheurs, tu as bien montré l’importance de ce travail pour toi et pour nous tous. Histoire des mots. Ces mots qui ont toujours habité ton univers. Ces mots tu les aimais, parce que tu aimais les gens qui les utilisent, parce que tu te battais pour l’avenir de leur langue. Pour que la langue bretonne ait sa place dans la société. Cette société tu ne l’observais pas, tu y participais, tu y vivais.

Le dictionnaire, work in progress, ne s’arrêtera pas avec ton départ. Tu nous avais sollicités pour le continuer. Nous le ferons. Le site Devri va continuer.

Et bien entendu tu n’as pas cessé de donner ta chronique hebdomadaire à un grand quotidien régional. Pas cessé, non plus, de publier des petits guides de langue qui ont du éveiller des consciences.

Merci aussi pour tes études lexicographiques que tu m’adressais régulièrement pour la revue hor Yezh.

Martial, tu ne pouvais pas concevoir de travailler sans lutter. Lutter sur tous les terrains, lutter pour la langue bretonne. Tu avais pris part aux combats initiés par Skol an Emsav et Stourm ar Brezhoneg. Tu le savais et tu le déclarais régulièrement : la langue bretonne a besoin d’un statut de langue officielle; bien entendu, aucun statut n’a sauvé de langue, mais sans statut aucune langue ne peut être sauvée. Nous en parlions et reparlions régulièrement.

C’est pourquoi tu avais participé aux travaux de l’Institut Culturel de Bretagne où tu avais assuré la présidence de la section langue et linguistique. Et c’est aussi au sein de ce même Institut, qu’avec quelques uns, tu avais participé à l’aventure de Servij ar Brezhoneg qui est devenu aujourd’hui l’Office Public de la Langue Bretonne.

Pour tout cela tu as été honoré en 2013 du collier de l’Hermine, ce collier qui fait ta fierté et que tu portes aujourd’hui pour rejoindre Tir-na-Nog.

Martial, tu aimais tout ce qui t’entourait. Les gens, je l’ai déjà dit. La nature, elle avait une place particulière dans ta vie. Tu l’évoquais souvent à travers tes mémoires d’enfance à la campagne. Tu avais une prédilection pour les insectes, ces êtres vivants que tu savais menacés. Tu avais d’ailleurs publié quelques articles à leur sujet dans des revues spécialisées.

Lors de nos moments de détente, nous avions souvent l’occasion de t’entendre chanter, ce qui restera « ta chanson » : ma jardrin, mon jardin. Tu fermais les yeux lorsque tu chantais « tout an dud a lâre din, ma jardrin ne oa ket din » (« tout le monde me disait que mon jardin n’était pas à moi »). Aujourd’hui, je peux te le dire, Martial, ton jardin était bien à toi. Nous ferons tout pour l’entretenir, le faire fleurir, et en faire le plus beau jardin du monde, parce que c’était le tien.

Ton ami Alan Stivell, en déplacement à l’étranger, n’a pas pu être présent avec toi aujourd’hui. Il m’a fait passer un message où il te dédie Aet on “je suis parti”, l’un des morceaux de son album 1 Douar (1998). Il aurait aimé le chanter en ta présence. Il va être passé à la suite de mon intervention.

Par ailleurs une cérémonie d’hommage te sera rendue, Martial, par tes amis à Kemper, ta ville, samedi prochain (le 17) à 18.00 au Ceili, un endroit que tu affectionnais particulièrement.

Martial, ta détermination, ta puissance de travail, ta fidélité en amitié, ton rire communicatif et ta joie de vivre sans réserve nous manqueront à toutes et tous.

 

Kenavo dit Martial. Kenavo breur kozh. Kenavo er bed all.

> Ar Skridaozerezh / La Rédaction

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