L’autonomie démocratique au Rojava

Profitant dʼune conférence sur le Kurdistan organisée conjointement par Alternative Libertaire, lʼUnion démocratique bretonne et le Mouvement pour la paix le 16 avril prochain à Lanester (20 h à lʼauditorium de la médiathèque, rue Jean-Paul Sartre), la rédaction du Peuple breton publie sur son site le dossier de 5 pages paru dans ses colonnes en juin 2015, après la visite dʼune délégation bretonne au Rojava (Kurdistan syrien). De quoi donner du grain à moudre pour ceux qui veulent se rendre à la conférence même si, bien évidemment, les choses ont évolué depuis…

YPG BZH

« Soyons réalistes, exigeons l’impossible » : cette célèbre devise attribuée à Che Guevara s’applique assez bien aux Kurdes de Syrie qui, depuis 2012, vivent sans État syrien. À la croisée de la Commune de Paris et des zapatistes du Chiapas, les Kurdes construisent pas à pas l’« utopie Rojava »1. Du 11 au 19 avril, une délégation de l’association Amitiés kurdes de Bretagne s’est rendue au Kurdistan et plus précisément en Syrie, dans le canton de Cizîrê. Gael Briand faisait partie de l’expédition. Il s’est intéressé à la question de l’autonomie démocratique, cette doctrine imaginée par Abdullah Öcalan, dit « Apo » (l’oncle), le leader de la révolution kurde, emprisonné en Turquie depuis 1999.

Rojava. Roj ava. Le jour qui tombe. L’ouest, donc. C’est ainsi que l’on appelle le Kurdistan de Syrie, territoire se divisant en trois cantons (Afrîn, Kobanê, Cizîrê) et comptant au total environ quatre millions de personnes. En face d’eux, l’État islamique (Daesh en arabe) d’un côté et le régime syrien de l’autre, tous deux hostiles à la présence kurde dans cette région du monde.

Une voie nouvelle

Quand Bachar el-Assad a partiellement quitté le Kurdistan à partir de 2012, le peuple kurde a dû faire face. Alors que toutes les anciennes structures de l’État syrien s’écroulaient une à une, le Parti de l’union démocratique, le PYD, a pris progressivement la place en proposant un système alternatif reposant sur le volontariat de la société. Ce système, c’est l’« autonomie démocratique ».

Cette expression fait référence à une idée développée par Abdullah Öcalan, leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dans son ouvrage Confédéralisme démocratique. Il s’agit de créer une gouvernance qu’« on peut qualifier […] d’administration politique non étatique ou encore de démocratie sans État ».

Selon Öcalan, « les démocraties gouvernent, là où les États se contentent d’administrer. Les États sont fondés sur la force, les démocraties se basent sur le consensus collectif. Les postes de responsabilité de l’État sont attribués par décret, bien qu’ils soient en partie légitimés par des élections. Les démocraties fonctionnent avec des élections directes. L’État considère comme légitime l’usage de la coercition, tandis que les démocraties reposent sur la participation volontaire ».

En somme, la règle numéro un de l’autonomie démocratique, c’est la participation de la société. Le confédéralisme démocratique ne rejette pas forcément les États existants, mais plutôt les États-nations assimilateurs. De nombreux Kurdes du Rojava souhaiteraient que la Syrie devienne confédérale plutôt que de réunir les quatre parties du Kurdistan dans un même État.

Le contrat social kurde

Cette idée a été largement partagée par les Kurdes du Rojava qui, en nous accueillant en Syrie après la traversée du Tigre, nous ont expliqué que « le plus important pour [eux], c’est l’humain, la société » et que « les relations sociales sont plus importantes que la bureaucratie ». D’où la création du TEV-DEM, le Mouvement pour une société démocratique, une sorte de gouvernement autonome.

Cette structure regroupe en réalité toutes les composantes du contrat social kurde, à savoir les différents partis kurdes qui ont accepté (ceux qui sont proches du PDK2 n’y sont pas, par exemple), mais aussi les communautés arabes, syriaques, yézidies, turkmènes et même tchétchènes. Abdullah Öcalan légitime cette prise en considération de la diversité en expliquant qu’il ne faut pas faire « l’erreur de croire que les sociétés doivent être des entités homogènes et monolithiques ».

Meskin Ahmed, administratrice de TEV-DEM, résume la création de ce confédéralisme en gestation, ce « système de remplacement » : « Le vide administratif lié à la guerre a permis de réaliser ce projet. Des discussions étaient en cours avec toutes les communautés pour faire accepter par tous un projet commun. Chaque communauté nationale est représentée par un système de quota (au moins 10 % de représentants pour chacune). Au départ, les gens ne savaient pas comment cela pourrait fonctionner. »

L’administration Rojava existe depuis un an et demi désormais et, petit à petit, les urgences sont résolues, les problèmes sont réglés. « L’État ne sera vaincu que lorsque le confédéralisme démocratique aura prouvé sa capacité à résoudre les questions sociales », estime Apo du fond de sa geôle à Imralı. Régulièrement, des séminaires sont organisés afin de faire comprendre à la population comment cela fonctionne.

Concrètement, l’architecture institutionnelle du Rojava est divisée en plusieurs niveaux : la « commune » (réunissant de 7 à 300 personnes), l’assemblée de « quartier » (réunissant les communes) et le « canton », pour les décisions stratégiques. Les trois cantons sont confédérés. Chaque commune a des comités. Autant que possible, les communes sont chargées de régler elles-mêmes les problèmes qu’elles peuvent régler conformément au principe de subsidiarité. Abdullah Öcalan estime en effet que « la société ne veut pas du modèle d’administration centralisateur, qui a pour seule fonction de permettre aux monopoles de préserver leur pouvoir ».

Inciter à l’auto-organisation

IMGP4032Un projet complètement nouveau dans cette région du monde où la démocratie n’a jamais duré et où l’autorité est la norme. Pour Meskin Ahmed, « les gens ont du mal à se déshabituer du système autoritaire. Il faut redoubler d’effort pour changer les mentalités et inciter à l’auto-organisation ».

Pourtant, l’enthousiasme semble de mise, à en voir la participation électorale, qui ferait pâlir de jalousie les « démocraties » occidentales. « Les dernières élections, ici, ont tourné autour de 80 % de participation malgré la guerre. Cela durait de 8 heures à 18 heures et à l’heure de fermeture théorique, il restait de longues files d’attente ! explique Meskin Ahmed. L’envie est d’autant plus forte que c’est la première fois que les gens peuvent vraiment voter. Sous l’ancien régime [Bachar el-Assad], les votants étaient désignés. Souvent, une personne votait pour toute la famille ! »

Tous les partis ayant pris part au contrat social peuvent se présenter aux élections. Chaque personne de plus de 18 ans est aussi libre de le faire. Les femmes, bien sûr, peuvent voter, ainsi que les réfugiés, s’ils décident de s’installer durablement.

Du point de vue économique, la logique est la même : la participation est recherchée, d’où la création de coopératives, principalement gérées par les femmes. Les deux objectifs principaux sont de développer un système de solidarité à l’intérieur de chaque commune et d’apprendre aux gens à travailler par eux-mêmes.

Dans ce pays potentiellement très riche du fait de son pétrole abondant et de son blé florissant (40 % du blé syrien vient du Rojava et on fait jusqu’à deux récoltes par an !), il est très difficile de se procurer un certain nombre de biens de consommation, même courants. Dès la frontière, pourtant, le ton était donné par nos hôtes : « Au début de la révolution, nous étions très isolés, il n’y avait pas d’échanges avec le reste du monde du fait de l’embargo. Nous vivions grâce à une économie basée sur l’autosuffisance. On travaillait nous-mêmes et on récoltait l’argent du peuple. C’est grâce à notre modèle que nous avons attiré l’attention de la communauté internationale. »

Ce modèle, c’est un savant mélange de réforme agraire et de redistribution. Certaines terres, celles sur lesquelles est cultivé le blé notamment, appartiennent au gouvernement. C’est le ministère de l’Agriculture qui s’occupe de les faire cultiver, ce qui revient à dire que certains paysans sont des fonctionnaires.

Pour les autres, c’est le système coopératif qui est adopté : quelqu’un possède une terre, d’autres possèdent de l’argent qu’ils mettent en commun pour les dépenses liées aux cultures. Le fruit de la révolte est ensuite partagé au sein de la commune. La péréquation entre cantons est également prévue et organisée, même si Daesh s’est emparé des couloirs reliant les cantons.

Autonomie n’est pas autarcie

Le pays est toujours sous embargo : la frontière turque est fermée (seul le poste de Qamişlo ouvre parfois, mais il est tenu par le régime syrien), la frontière avec le gouvernement régional kurde en Irak s’ouvre au compte-goutte. De ce fait, le travail du gouvernement provisoire en matière économique consiste essentiellement à rechercher des marchés à l’international, le marché intérieur n’étant pas suffisant pour faire vivre les paysans.

Derrick« L’année dernière, il y a avait juste assez de blé pour la population locale, mais, cette année, il y a surproduction », explique Bedran Ciyakurt, conseiller au gouvernement. De même, les puits de pétrole qui jalonnent la route de Qamişlo sont pour la plupart arrêtés, faute d’exportation possible. Une seule raffinerie est à peu près en état de marche mais produit un gazole de très mauvaise qualité, qui alimente notamment les groupes électrogènes sur tout le territoire, les lignes à haute tension vers les centrales, sous contrôle de Daesh, étant coupées. Sur les bords des routes, des enfants vendent des bouteilles d’eau remplie d’essence.

Et c’est tout le paradoxe du Rojava, qui réussit à développer un modèle unique, cette « autonomie démocratique », parce que les frontières sont fermées, mais qui aura de plus en plus besoin de se connecter au monde, car l’autonomie n’est absolument pas une autarcie.

Bedran Ciyakurt explique que, pour le moment, le financement de ce modèle repose en partie sur « beaucoup de contributions volontaires [qui] viennent de l’étranger ». Le système est très ancré dans le territoire et à l’image des peuples qui le composent, mais reste fragile, car dépendant de capitaux de l’étranger, notamment des expatriés qui financent la révolution.

Le système de santé

Ce paradoxe, on le retrouve, d’une autre façon, dans le domaine de la santé. Un double système public-privé, comme pour l’économie, est mis en place. Les médecins privés se font payer par les patients et les centres de santé publics sont gratuits. S’il y a une situation d’urgence, le secteur privé est sollicité et le coût est pris en charge par le gouvernement.

Le gouvernement autonome du Rojava ne cherche pas à déloger l’administration de Bachar el-Assad des hôpitaux tant qu’elle assure le travail. Depuis la destruction de l’hôpital de Serê Kaniyê en 2012, il ne reste plus que deux hôpitaux publics : un à Qamişlo et un autre à Dêrik, tous deux toujours financés par Damas.

Hélas, ces hôpitaux n’ont quasiment plus de matériel, ni de personnel (ou très peu), encore moins de technologie. Ils ne peuvent donc pas faire face aux urgences, ni accueillir les soldats blessés.

La santé s’organise donc avant tout au plus près de la société. Des structures de santé ont été créées un peu partout sur le territoire du Rojava, dans les trois cantons. Dans ces centres sont réunis les professionnels de la santé, quel que soit le domaine. Ce sont eux qui ont le pouvoir de décision et non le gouvernement.

Ces professionnels tiennent des assemblées générales pour tout le Rojava, puis pour chaque ville. « Ces assemblées générales ne sont pas rattachées au gouvernement, mais dépendent de la société, car le gouvernement ne peut répondre à tous les besoins. Il faut que le comité soit émancipé », précisent les co-ministres de la Santé (une femme, un homme).

Dans chaque assemblée, il y a des comités sur diverses thématiques allant de la formation à l’urgence en passant par l’hygiène, l’éducation à la santé, la prévention aux maladies, la médecine par les plantes, dont les membres recueillent les techniques médicales auprès des plus anciens… jusqu’au comité de surveillance, pour savoir si les soins donnés sont justifiés.

Comme pour la gouvernance, des séminaires sont organisés pour la population. Là encore, les deux co-ministres rappellent que « pour qu’un système réussisse, il faut que la société participe ». C’est dans cette optique que, dans le canton de Cizîrê, plus de 1 500 personnes ont été formées aux premiers secours. Dans un pays sous embargo, difficile de faire face. Mais cette organisation a réussi à limiter les dégâts : les soins sont gratuits pour les victimes et plusieurs médecins ont travaillé – et travaillent encore – bénévolement pour soigner les blessés.

Le gouvernement s’appuie très fortement sur le Croissant-Rouge kurde, principal acteur à faire face à la crise humanitaire en fournissant les médicaments si difficiles à obtenir, à faire passer à travers les frontières.

Lors de l’attaque de Şengal par l’État islamique, plus de 125 000 réfugiés sont passés au Rojava et le pays a accueilli plus de 20 000 blessés en 15 jours. « Dès le troisième jour, 130 médecins sont venus de toutes les villes du canton. Les États auraient sûrement été débordés », assurent les co-ministres.

Toutefois, les manques en matière de santé sont énormes ! Certes, il y a suffisamment de médecins, mais ceux-ci ont toutes les difficultés du monde à soigner les maladies graves ou à faire des dialyses, agir contre la polio ou la rage… « Il manque beaucoup de vaccins, il n’y a rien contre les morsures de serpent ou de scorpions », expliquent les co-ministres avant d’ajouter : « Évidemment, Damas ne nous fournit rien ! Et le gouvernement autonome du Kurdistan d’Irak ne laisse pas passer les médicaments. L’aide humanitaire des ONG kurdes d’Irak n’a même pas pu passer le poste-frontière à Semalka ! Quant à la Turquie, elle n’ouvre de toute façon pas ses frontières, même en cas d’urgence humanitaire. »

L’importance des sciences sociales

Abdullah ocalan
Portrait d’Abdullah Öcalan

Autre priorité pour l’émancipation, le système éducatif. Fidèles à leur démarche civique inclusive, les Kurdes élaborent un projet multilingue. Sous Bachar el-Assad, l’arabisation forcée de la Syrie ne laissait aucune place à la langue kurde, ni dans le milieu scolaire, ni dans la vie publique, même les prénoms kurdes étaient interdits. C’est évidemment cette première injustice qui a été réparée. Malgré le manque de manuels scolaires et de dictionnaires en kurde sur place, les cours s’organisent.

Dans les couloirs de l’Académie des sciences sociales de Mésopotamie, fondée en 2014, on croise peu de personnes (il n’y a que 70 élèves pour le moment), mais des portraits d’Apo sont accrochés un peu partout. ¨Parmi les élèves, on compte une majorité de femmes. Or, justement, Abdullah Öcalan met la femme au cœur du nouveau projet kurde. Ainsi, les deux matières enseignées en priorité sont, selon la directrice, « l’histoire et la sociologie, dont la gynologie (science des femmes) ».

« Notre histoire a été interdite par Bachar el-Assad, il faut tout réapprendre. La sociologie est primordiale dans notre cas, car il faut connaître la société, les relations au sein de la famille, du groupe, de la tribu et faire un diagnostic. Plus tard, nous introduirons la géographie, puis la philosophie », explique la directrice.

Cette académie participe à la formation des futurs enseignants, le cursus étant de deux ans. Chaque trimestre est réservé à une matière et le dernier à un rapport de recherche. L’enseignement y est gratuit et dispensé en langue kurde pour le moment, même si la langue de communication entre les communautés reste l’arabe. « Quand il y aura des Arabes et des Syriaques, nous intégrerons ces langues également. Hors de question d’empêcher un Arabe de connaître son histoire », précise la directrice.

La politique linguistique

Juste à côté de l’Académie des sciences sociales se trouve l’Académie de la langue kurde, longtemps occupée par le régime syrien. Dans cette académie, on forme les enseignants en langue kurde, de tout niveau, mais on enseigne aussi la pédagogie et la littérature.

Notre hôte nous explique que la première classe dans le Rojava se fait en immersion en kurde pour tout le monde. On y donne aussi des cours d’arabe. Puis on donne cinq heures de cours de kurde par semaine dans toutes les classes. Dans les villages où l’arabe est majoritaire, on n’a pas envoyé d’enseignants de kurde.

À partir de la quatrième classe, les élèves peuvent choisir une langue supplémentaire dans leur cursus. Ce multilinguisme est d’autant plus important qu’au Rojava, si une personne fait une demande à l’administration, l’administration doit lui répondre dans sa langue. Un point d’honneur est mis à ce sujet : « Si les différentes communautés vivent ensemble, l’apprentissage de la langue se fera », assure la formatrice.

Le gros problème du côté de l’enseignement reste la disponibilité des manuels. À défaut d’imprimeries capables de fabriquer des manuels de qualité au Rojava, les livres viennent du camp de Maxmûr au Kurdistan d’Irak et sont donc difficiles à faire passer.

Mais tout ce « remue-méninges » n’est possible que parce que l’intérieur du Rojava est en paix. La directrice de l’académie nous explique d’ailleurs que si cette dernière semble vide, c’est que beaucoup de jeunes ont rejoint les YPG pour défendre leur pays et libérer le territoire qui reste occupé par l’État islamique. On oublierait presque que le pays est en guerre tant les rapports sociaux sont apaisés.

Une armée multinationale

unité féminine YPGMême dans l’armée, l’autorité n’est pas pesante : la chaîne de commandement est courte et les jeunes s’appliquent à apprendre ce que les anciens guérilleros du PKK leur enseignent. D’ailleurs, tous les soldats sont volontaires et aucun n’est forcé à rester.

Selon Abdullah Öcalan, « seule l’autodéfense peut permettre de repousser [la] militarisation. Les sociétés qui ne possèdent pas de mécanisme d’autodéfense perdent leur identité, leur capacité à la prise de décision démocratique et leur nature politique. Par conséquent, l’autodéfense de la société ne se limite pas qu’à l’aspect militaire des choses. Elle présume également la préservation de l’identité, l’existence d’une conscience politique propre et un processus de démocratisation ».

On ne verra ainsi pas de Kurdes armés dans les rues, l’usage des armes étant réservé à la police, aux YPG (Unités de protection du peuple) et aux armées alliées (Gardes de Khabour, Conseil militaire syriaque, Forces d’al-Sanadid, Forces d’autodéfense).

Les YPG sont une armée multinationale, comme le projet kurde : parmi les combattants rencontrés, plusieurs sont arabes et luttent avec les Kurdes contre Daesh.

Hélas, pour les journaux internationaux, les véritables héros sont les « peshmergas », l’armée du Kurdistan d’Irak, ce qui fait dire au commandant sur le front que « les YPG vont faire la guerre et les peshmergas reçoivent les armes » avant de nous dire que « les armes du ministère français de la Défense sont passées par le PDK… et nous, nous n’en avons jamais reçu ! ».

Paradoxes

Concrètement, le « front » se matérialise par une tranchée et un talus de cinq mètres de haut au milieu de la plaine. À trois ou quatre kilomètres, les daesh sont postés et disposent d’une technologie plus avancée que les kalachnikovs des Kurdes ou les quelques armes qu’ils ont ramassé sur l’ennemi. Et pourtant, ce sont bien les Kurdes qui avancent, déminant au fur et à mesure le terrain laissé par l’ennemi. Le terrain, mais aussi les maisons et même parfois la nourriture !

Malgré tout, donc, les YPG avancent. Leur progression n’est pas facilitée non plus par le régime d’Assad. « Quand le régime apprend que les YPG attaquent quelque part, ils nous attaquent ailleurs pour diviser nos forces », explique le commandant de la base.

Alors que les médias occidentaux relayent l’idée que l’État islamique serait « antisystème », le discours du commandant est tout autre : « ce n’est pas Daesh qui nous attaque, c’est le système. Nous, on fabrique une alternative. » Un paradoxe, car l’engagement des étrangers chez Daesh se fait justement contre un système jugé oppresseur.

Pour K., commissaire politique, « quand on est marginalisé, soit on devient révolutionnaire, soit on devient un assassin ». Chacun fait ses choix, comme nous le rappelleront quelques jours plus tard deux imams à Mardin, au Kurdistan du Nord (Turquie) pour qui les néo-convertis se fourvoient en soutenant Daesh. De même, jusqu’à la prise de Palmyre par l’État islamique, Bachar el-Assad pouvait donner le sentiment de jouer avec Daesh contre les forces démocratiques kurdes.

Géopolitique des États-nations

La géopolitique ne fait donc aucune place aux peuples, mais se concentre sur la négociation entre États-nations. Le commandant explique pourtant qu’avec un peu de formation et du bon matériel, il ne faudrait pas trois mois aux Kurdes pour réduire l’État islamique en cendres. Le soutien aérien des forces internationales, s’il est utile du point de vue tactique sur les fronts tenus par les Kurdes, ne va pas jusqu’à frapper l’État islamique au cœur du territoire qu’il occupe ni sur les fonts entre les forces du régime et Daesh.

Les Kurdes comptent malgré tout sur la solidarité internationale. À l’instar de la guerre d’Espagne, on voit ici ou là des volontaires internationaux qui, s’ils tombent au combat comme le volontaire australien Ashley Johnston, ont, à l’égal des autres YPG, leur photo accrochée dans les « maisons des martyrs ».

À la guerre comme dans toutes leurs autres activités, le peuple kurde du Rojava fait lui-même ce que l’État ne fait pas ou ne fait plus. Sa devise : « Jîn, jîiyan, azadî ! » (la femme, la vie, la liberté). C’est vraiment tout ce qu’on leur souhaite…

 

1. Expression empruntée à un article du Monde du 28 janvier 2015 écrit par Bruno Deniel-Laurent et Yvan Tellier (membre des Amitiés kurdes de Bretagne et présent lors de cette délégation).

2. PDK, parti au pouvoir au Kurdistan d’Irak, d’obédience libérale.

> Gael Briand

Journaliste. Géographe de formation, Gael Briand en est venu au journalisme par goût de l'écriture et du débat. Il est rédacteur en chef du magazine Le Peuple breton depuis 2010. Il a également écrit « Bretagne-France, une relation coloniale » (éditions Ijin, 2015) et coordonné l'ouvrage « Réunifier la Bretagne ? Région contre métropoles » (Skol Vreizh, 2015). [Lire ses articles]