Le 23 septembre 2015, un incendie se déclarait à Brennilis lors d’une phase de démantèlement de la centrale, entraînant des remontrances de l’ASN (Agence de Sûreté du Nucléaire), sans qu’on aille d’ailleurs beaucoup plus loin que le stade des remontrances. À l’autre bout de l’hexagone, un autre chantier de démantèlement est en cours, lui aussi depuis longtemps : celui de Superphénix à Creys-Malville, en Isère, auprès duquel Brennilis (74 MW) pourrait passer pour un jouet.
La centrale des Monts d’Arrée, seule centrale à eau lourde (qui servait de ralentisseur de neutrons), avait démarré en 1967 pour être définitivement arrêtée en 1985. C’est l’année suivante que Superphénix (1240 MW) a divergé pour la 1ère fois et produit de l’électricité. C’était en janvier 1986, il a juste 30 ans. Si Brennilis a eu une durée de vie de 18 ans, elle n’a fonctionné que 12 ans sur cette période. Mais Superphénix n’a été ouvert que 11 ans et n’a fonctionné que 4 ans et ½ sur les 11 ans !
C’était un surgénérateur, fonctionnant au plutonium, à la fois produisant de l’énergie et régénérant du plutonium, et cela plus qu’il n’y en avait au départ ! Son nom était d’ailleurs à l’origine un « surrégénérateur » comme le confirme un timbre à 0,65F sorti par « les Postes » en 1974, l’année où l’État français avait décidé sa construction.
Le point commun entre les 2 centrales, c’est que l’ASN a aussi épinglé EDF en 2012/2013 pour Superphénix, mais est allé beaucoup plus loin… jusque devant les tribunaux. L’affaire a débuté le suite à un contrôle de routine et une mise en demeure. Le 5 juillet 2012, EDF a été mise en demeure de renforcer les moyens de gestion des situations d’urgence sur le site de Creys-Malville. Une inspection de l’ASN, réalisée dans la nuit du 25 au 26 avril et dans la journée du 30 avril 2013, a révélé que cette mise en demeure n’avait pas été respectée. Le 5 novembre 2014, le Tribunal correctionnel de Bourgoin-Jallieu a reconnu EDF coupable mais l’entreprise a été dispensée de peine par la juridiction.
Le Réseau « Sortir du nucléaire » ne pouvait se satisfaire de ce jugement et a fait appel. EDF a également fait appel. L’audience auprès de la Cour d’appel de Grenoble a eu lieu le 23 novembre 2015. L’arrêt a été rendu le 11 janvier 2016 : « EDF a été reconnue coupable de la violation d’une mise en demeure de l’ASN et a été condamnée à payer 20 000 euros d’amende. Elle a également été condamnée à verser 1000 euros de dommages et intérêts et 1 500 euros au titre de l’article 475-1 du Code de procédure pénale. »
Qu’était-il reproché à EDF ? Cela peut se résumer en quelques phrases prononcées par le procureur général au cours de procès : « Il a été constaté que les dispositions prises n’étaient pas suffisantes pour faire face à un feu de sodium. EDF a engagé une entreprise de gardiennage sous-traitante. […] Constat que la personne qui faisait accueil n’était pas en capacité de le faire, ce qui a conduit l’ASN à dresser un PV. Ils ont constaté qu’EDF n’avait pas indiqué à son sous-traitant ce qu’il devait faire, pas de formation, pas d’exercice. »
Que vient faire le sodium dans un réacteur nucléaire, quel est son danger, pourquoi un « feu de sodium » ? Pour y répondre, il est nécessaire de passer par la physique et d’aller voir très loin en arrière. L’uranium terrestre, essentiellement les isotopes U235 et U238, provient de la probable explosion d’une supernova il y 5,5 à 6 milliards d’années, les 2 en quantité du même ordre de grandeur. La période ou demi-vie de U238, temps au bout duquel la moitié des noyaux disparaît par radioactivité naturelle, est d’environ 4,5 milliards d’années, soit à peu près l’âge de la Terre. La demi-vie de U235 n’est « que » de 700 millions d’années, donc la quantité d’U235 est divisée par 2 tous les 700 millions d’années. La conséquence est qu’il reste sur Terre beaucoup moins d’U235 (0,72%) que d’U238 (99,28%), ce qui n’est pas anodin. C’est en effet le 1er qui est utilisé dans les centrales nucléaires classiques et les bombes nucléaires.
On dit qu’il est « fissile », car percuté par un neutron, le noyau d’U235 se casse (fission) en 2 morceaux et cela engendre un très grand dégagement d’énergie, et l’émission en moyenne de 2,5 nouveaux neutrons. Si un seul de ces neutrons frappe un autre noyau, le processus se reproduit et ainsi de suite. Si on contrôle bien la réaction, c’est un réacteur nucléaire.
Mais si tous les neutrons émis touchent d’autres noyaux à chaque étape, on a un effet « boule de neige », c’est une explosion nucléaire. Avec l’uranium naturel, ces 2 cas sont impossibles, les neutrons ne trouvent pas leurs cibles. Il faut alors enrichir en U235 : 2,5 à 3 % pour un réacteur, 90 à 95 % pour une bombe. L’enrichissement est long, très difficile, très onéreux, et tant mieux car cela évite la prolifération des armements nucléaires. D’où aussi des conflits comme avec l’Iran. Le régime de Téhéran enrichit-il l’uranium un peu pour une centrale nucléaire (dont l’Iran pas besoin !) ou beaucoup pour une future bombe ?
On en arrive maintenant au surgénérateur et au sodium. U235 est fissile, pas U238 (très majoritaire) qui semble ne servir à rien. Mais en fait lui est dit « fertile » : touché par un neutron produit par U235, il ne se casse pas, il « avale » le neutron, puis après 2 étapes, il se transforme au bout de quelques jours en plutonium, l’isotope Pu239, hautement toxique, très radioactif, de demi-vie 24000 ans et qui a servi en août 1945 dans la bombe de Nagasaki (celle d’Hiroshima était à l’U235).
Tout réacteur nucléaire produit du plutonium. La fin de la Guerre froide n’a pas mis fin, hélas, aux armements nucléaires, mais a permis la diminution de l’arsenal mondial. On a donc essayé d’utiliser Pu 239 a des fins civiles. Déjà avant la fin de la Guerre froide, plusieurs pays avaient mis au point des petits réacteurs au plutonium (comme la France avec Phénix). Les problèmes techniques ont progressivement amené à l’abandon de cette filière, sauf en France avec la construction de Superphénix. Le principe est le suivant : au centre du réacteur, il y a des barres contenant 20 % d’oxyde de plutonium « fissile », et autour, des barres d’oxyde d’U238 « fertile ». Un noyau de Pu239 percuté par un neutron fournit de l’énergie et génère à son tour en général 3 neutrons. L’un des trois frappe un nouveau Pu, pour donner à son tour de l’énergie, et le 2ème neutron va frapper un U238 qui se transforme en Pu239. Et si le 3ème neutron arrive aussi à toucher un U, on a à la fin plus de Pu qu’au début : c’est la « surgénération ».
Mais alors pourquoi avoir fermé Superphénix ? Dans une centrale classique, la chaleur générée dans le cœur est évacuée par de l’eau sous pression circulant dans le circuit primaire, cette eau chauffe à son tour l’eau du circuit secondaire qui, elle, se transforme en vapeur qui va entraîner les turbo-alternateurs (comme dans un centrale thermique au charbon ou au gaz).
Dans le surgénérateur, pour des raisons techniques qui seraient trop longues à développer ici, le « fluide caloporteur » du circuit primaire n’est pas de l’eau mais du sodium fondu, métal léger qui a la particularité quand il est fondu de s’enflammer spontanément à l’air et, même en petite quantité, d’exploser au contact de l’eau. Or, le cœur de Superphénix et le circuit primaire étaient rempli de sodium fondu pour un total de… 5500 tonnes ! Combien de tonnes de Pu dans l’air en cas d’explosion chimique? Combien de morts ? Quelles surfaces devenues inhabitables ?
Le problème est qu’à Superphénix, pendant des mois, du sodium fondu est passé à travers la cuve en acier du cœur, acier non adapté à cela (voir les problèmes du couvercle en acier du futur réacteur EPR de Flamanville…). Le Monde du 29 juillet 1987 disait ceci : « La fuite de sodium de Superphénix n’est toujours pas localisée » et explique que « les techniciens d’EDF et ceux de la NERSA, l’organisme européen gestionnaire du surgénérateur de Creys-Malville (Isère), n’ont toujours pas localisé avec précision la fuite de sodium liquide qui affecte, depuis mars dernier, le « barillet », sas de transit des éléments combustibles, formé d’une double cuve dont la première n’est plus étanche. » Autre problème plus « anodin » si l’on peut dire, en décembre 1990, la neige avait fait s’écrouler le toit de la salle des turbo-alternateur (« pas grave » avait dit EDF).
Le résultat de tout cela est qu’en 11 ans, la centrale a fonctionné 54 mois (4 ans 1/2), a été en panne 25 mois, le reste étant l’attente des autorisations de repartir. Mais pendant ce temps, il fallait maintenir le sodium en fusion ! Au final, le réacteur a fourni, en 11 ans, 5 TWh (1térawattheure = 1000 gigawattheures) et a consommé… 13 TWh d’électricité. Le pompage du sodium fondu, commencé en décembre 1999, n’est toujours pas terminé (comme le montrent les problèmes judiciaires actuels).
Les pro-nucléaires disent, eux, que Creys-Malville a fermé non pour des raisons techniques mais à cause des pressions des politiques, des écologistes, et aussi des Suisses. Mais les pressions étaient bien dues aux problèmes techniques ! Il faut dire que si le réacteur est à 40 km de Lyon, il n’est guère à vol d’oiseau qu’à 70 km de Genève. Il faut aussi rappeler que, comme récemment Rémi Fraisse au barrage de Sivens, Superphénix avait connu la mort d’un manifestant pendant sa construction : Vital Michalon, en 1977.
Alors est-on définitivement débarrassé des surgénérateurs au sodium fondu ? Rien n’est moins sûr. Les pro-nucléaires n’ont pas abdiqué, et le projet « Astrid » est toujours sur les rails. À suivre…