Nouvel hommage à la Catalogne

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Raul Romeva, tête de liste de Junts Pel Si.

La lecture des événements nʼest jamais aisée. On notera tout de même un large consensus de la presse pour titrer sur la victoire de ceux quʼelle préfère appeler les « séparatistes ». Et pourtant dans les articles, ce constat est tout de go tempéré : les partisans dʼun État Catalan nʼont-ils pas transformé lʼéchéance électorale de niveau régional en plébiscite pour lʼindépendance ? Partant de ce constat, lʼobservateur en vient à la conclusion que la liste Junts Pel Si (Ensemble pour le oui) obtient certes la majorité des sièges (62 sur 135), mais pas la majorité des voix (39,6 %) des 77 % des électeurs qui ont usé de leur droit de vote. Ce qui nʼest pas faux. Dans sa volonté objective, il nʼoublie pas dʼadditionner les résultats de la CUP (8,20 %), parti indépendandiste autogestionnaire, mais rien nʼy fait : la majorité des voix nʼest toujours pas au rendez-vous. Lʼanalyse des chiffres, implacable, conduit à un constat dʼéchec et pourtant non, la victoire des indépendantistes est claironnée à la « une » des journaux. Cela nous donne un drôle de « ils ont gagné mais ils ont perdu ! », une espèce de sac de noeuds qui embrouille la pensée de ceux qui sont éloignés du sujet.

Le pouvoir central madrilène sʼest lui aussi empressé de souligner lʼéchec plébiscitaire des indépendantistes tout en convoquant, au lendemain de lʼélection, Arthur Mas devant la justice pour avoir organisé un référendum « illégal » le 9 novembre 2014. Cʼest cyniquement bien sur Mas quʼil faut mettre la pression dans les jours qui viennent, lui dont le retrait est une des conditions de la constitution dʼune majorité Junts Pel Si – CUP. Elle a dans les faits peu de chance dʼaboutir, CUP rejetant la politique dʼaustérité appliquée par le leader indépendantiste de centre droit. Mais rien nʼempêchera Junts Pel Si de gouverner.

Dans la création des imaginaires – ici, celui des unionistes et des centralisateurs de tout horizon-, deux ingrédients demeurent omniprésents : celui de la peur avec un discours qui tourne autour dʼun vocabulaire violent comme « séparatiste » ou « rupture »… bien quʼil soit à cent lieues de la réalité des rassemblements « bon enfant » où le mot « independencia » est chanté ; celui de la déligitimation, qui vise à discréditer et à diminuer le poids réel de la force à laquelle on sʼoppose. Quʼil nʼy est pas dʼobjectivité (au sens de lʼhonnêteté) de la part du pouvoir madrilène et dʼautres acteurs politiques en Europe nʼa rien de surprenant mais quʼune majorité de la presse libre persiste à user de la même clé dʼanalyse est en revanche beaucoup plus inquiétant et navrant.

Cette mystique entretient aussi lʼidée simple dʼun « face à face », dʼune opposition entre deux camps, avec à deux-trois points près à la sortie des urnes, un partage presque parfait de la société catalane sur lʼavenir du pays. On est là aussi dans la présentation dʼune tension binaire qui efface des frottements multiples, y compris chez les indépendantistes affichés. La CUP nʼa pas opté pour la stratégie de lʼalliance des indépendantistes, elle a conduit ses propres listes avec le succès que lʼon sait (10 sièges). Les indépendantistes autogestionnaires de la CUP ont favorisé le projet politique qui motive lʼindépendance plutôt quʼune démarche agrégative qui fait de lʼindépendance un préalable consensuel. Autant il est facile de constater la progression significative de la CUP par rapport à lʼélection de 2012, autant il est difficile de pratiquer lʼaddition des scores réalisés à cette époque par CiU (centre droit indépendantiste) et ERC (Gauche républicaine catalane). On peut toutefois sʼinterroger sur le succès de la dynamique portée par Mas, Junqueras (ERC), Romeva qui est loin dʼêtre une évidence. De là à en conclure que le mouvement indépendantiste sʼessoufle est une autre histoire. Il parade tout de même largement en tête de cette consultation.

Il existe par ailleurs une autre gauche autour de Podemos (Catalogne, oui cʼest possible) qui, si elle rejette clairement la solution démocratique dʼun État catalan est tout aussi nette dans son soutien à la tenue dʼun référendum pour trancher ce débat. Cet élément nʼest pas neutre : il devrait y avoir au Parlement catalan une majorité pour engager le processus démocratique sur 18 mois dans le but de solder la question catalane, qui nʼest pas, contrairement à ce que Madrid veut laisser entendre, un fantasme mais une réalité qui sʼexprime abondamment, de manière pacifique et joyeuse. Selon les estimations, 70 000 personnes étaient encore présentes, ironie du sort, Place dʼEspagne, pour le dernier meeting de campagne de Junts Pel Si quand 1 000 autres se précipitaient dans lʼantre du Parti Populaire soutenu pour lʼoccasion par Nicolas Sarkozy en personne.

Peu importe les lunettes politiques que lʼon chausse pour scruter la situation catalane, une chose apparaît très nettement : le Parti Populaire est le grand perdant de cette élection (il perd 122 573 voix et nʼobtient que 11 sièges). Le Parti socialiste catalan résiste certes mieux (16 sièges soit quatre de perdus par rapport à 2012), mais son électorat ne progresse pas du tout dans un contexte pourtant de forte participation. En Catalogne, dans le renouvellement du débat démocratique à lʼœuvre, les deux grands partis nationaux sont totalement marginalisés en comptabilisant à eux deux seulement 20 % des voix, une misère. Les élections générales du mois de décembre seront à ce titre très intéressantes : infirmeront-elles ou non ce déclin ? Sans compter quʼun changement de majorité nationale pourrait offrir un cadre de dialogue beaucoup plus favorable.

Outre les indépendantistes, lʼautre grand vainqueur du scrutin est Ciutadans, démarche citoyenne du milieu des années 2000 qui sʼest transformée en parti centriste de droite. Il réalise 17,93 % et progresse de 459 958 voix par rapport à 2012 où il nʼavait comptabilisé que 274 925 voix. Ciutadans, parti unioniste, a plus que doublé son assise électorale mais il reste bien loin des 1 957 348 voix glanées par les indépendantistes.

La scène politique catalane connaît des mutations importantes. La « focale binaire » indépendantisme-unionisme nʼest certes pas aberrante mais elle doit être resituée dans un environnement plus large de reconfiguration du débat démocratique où, au-delà de la délégation du pouvoir, la question de la décision démocratique est centrale. Rendre « hommage à la Catalogne » ne revient pas à épouser les lignes écrites par Georges Orwell durant la Guerre dʼEspagne – autre époque, autre contexte – mais cela a quand même à voir fondamentalement avec le peuple et la démocratie. Cʼest un appétit de participation, sous des formes nouvelles, qui aujourdʼhui emplis les rues barcelonaises et la Catalogne dans son ensemble. La digestion des résultats électoraux sous lʼangle de la rupture est par conséquent tout à fait réductrice et finalement assez étrangère à lʼétat dʼesprit qui anime la société catalane. Celui-ci profite à lʼheure actuelle aux porteurs du message indépendantiste mais ce ne sera peut-être plus le cas demain si la demande accrue dʼautonomie des citoyens est satisfaite par le gouvernement central.

Mais aujourdʼhui, dans la réalité du rapport de force instauré, seule lʼindépendance fait figure de réponse adéquate à cette aspiration, à cet espoir pour reprendre le mot dʼAndré Malraux, autre témoin essentiel de la guerre civile qui a vu la victoire de Franco, dictateur disparu en 1975 (autant dire hier !), dont lʼombre fasciste plane encore dans les débats qui animent les rues catalanes. Oui, il faut savoir rendre hommage aux Catalans qui, dans la difficulté de la crise (le chômage culmine à 19 %), ont soif de démocratie et veulent une fois de plus renouveler la relation au pouvoir de décision en étant manifestement plus impliqué. Leur lutte est exemplaire et admirable au-delà de la frontière de leur territoire, à lʼéchelle européenne, voire à lʼéchelle mondiale. On aura dʼailleurs noté à ce titre la présence à Barcelone des représentants de lʼAlliance Libre Européenne et dʼune délégation québécoise. Pour reprendre les mots de Georges Orwell, dimanche soir, 27 septembre, place El Born, au moment de lʼannonce des résultats, « tout le monde se tutoyait, on sʼappelait « camarade » ». Il y avait un sentiment de cet ordre là, celui de la fraternité, dans lʼatmosphère de la capitale catalane, à cet instant précis. On ne peut guère le nier, encore moins lʼoublier.

> Jean Roudaut

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