Corbyn, lʼhomme que lʼélite travailliste ne pouvait « blairer »

Jeremy-Corbyn

Lʼactualité politique outre-Manche vient de nous le rappeler : en Europe, la sociale démocratie traverse une période rimbaldienne, elle est devenue un bateau ivre. Lʼélection de Jeremy Corbyn à la tête du Labour clôt la période blairiste, ce recentrage politique assumé qui, dans les années 90, avait conduit le parti travailliste anglais à défricher la voie libérale. Fort de ses succès électoraux, Tony Blair était devenu une icône pour les modernisateurs de tout poil, une transgression inacceptable pour les adeptes du livre marxiste. Le libéralisme des années 80 incarné par Margaret Thatcher et la chute du Mur de Berlin avaient profondément déstabilisé les partis socialistes européens. Avec la proclamation de la « Fin de lʼhistoire », cʼest lʼidéologie de la Dame de Fer, la privatisation complète de la société sur la base économique de lʼautorégulation, qui constituait le coeur des débats politiques. Même à gauche. Lʼéchec du leader travailliste Ed Miliband aux élections générales de mai aura précipité la consommation de lʼhéritage blairiste. Déjà édulcoré, il nʼen reste désormais plus rien. En se détournant nettement des pâles héritiers de Tony Blair (Corbyn, soutenu par les syndicats, obtenant 59,5% des suffrages soit 6,5 points de plus que les prédictions sondagières), les militants et sympathisants du Labour ont tout simplement tourné la page.

Sʼagit-il pour autant dʼun retour vers le passé comme aiment à le laisser entendre les commentateurs et la presse internationale ? Sous-entendu, est-ce là un choix réaliste ? Nʼest-il pas profondément ringard ? Qui sont ces gens écervelés qui se sont laissés aller ? Faut-il y voir la résurgence dʼun archaïsme ? Autant de questions couchées ici ou là sur le papier, sans véritablement de retenue, ni de distance. Au minimum, le candidat Corbyn a fait lʼobjet dʼétonnements, de sourires méprisants ; au pire, il a suscité une campagne de décrédibilisation avec en arrière plan un procès en irresponsabilité qui nʼétait pas sans rappeler le cas Tsipras en Grèce ou encore, pour prendre un exemple tout chaud, le dénigrement du référendum sur lʼindépendance de lʼEcosse.

« Corbyn, sauveur ou fossoyeur de Labour » titrait samedi dernier le quotidien Le Monde. A la lecture de la presse, le lecteur aura appris quʼinvariablement Corbyn, candidat de lʼanti-austérité, était qualifié de radical, voire de gauchiste. Pensez-vous, « il prêche, nous dit Philippe Bernard journaliste du Monde, en faveur dʼune relance par lʼEtat des investissements industriels et de lʼaide sociale grâce à la création de monnaie “pour le peuple” et la renationalisation des chemins de fer ». Dans sa copie du jour, ce même journaliste nous rapporte que « les hauts responsables travaillistes qui ont imprudemment déclaré quʼils refuseraient de collaborer avec un homme qui veut renationaliser les chemins de fer, augmenter les impôts et prône le désarmement nucléaire unilatéral vont probablement devoir repenser leur position ». Diantre, il est bien heureux que Keynes ne soit plus de ce monde auquel cas il serait gentiment classé parmi les trotskistes pour avoir osé affirmer quʼune économie de la demande était souhaitable. Un rien suffit aujourdʼhui pour être habillé en gauchiste ! Or, à la lecture de ses dires, on peut penser que Corbyn part tout simplement et précisément dʼune analyse keynésienne pour dénoncer « la pauvreté dans lʼabondance » ou lʼaccroissement des inégalités dans un monde dʼabondance. Est-ce si terrible pour lʼimaginer un couteau sanguinaire entre les dents ?

Ce discours nʼa pas effrayé les 610 000 électeurs qui ont très bien élu Corbyn. Mais, pour ironiser sur la pertinence et la profondeur des analyses politiques, peut-être ont-ils été conditionnés par les chansons de Sleaford Mods (Key Markets est entré dans le top 20 cet été) sur la vie de la classe ouvrière sous David Cameron ? Oui, cʼest bien possible, ils ont été abusés par lʼair du temps ! Plus sérieusement, dans cette campagne dynamique qui a vu le triplement du corps électoral, on ne peut douter que les participants ont dʼabord adhéré à une parole politique. Les arguments très personnels véhiculés à lʼencontre de Corbyn ont dʼailleurs fini au tas. Les électeurs ont préféré la rénovation de leur parti et un débat dʼidée qui lui a fait cruellement défaut ces derniers années. Ce scrutin marque une rupture très nette entre la base et les élites du parti qui ont sans cesse agiter le manque de sérieux et le risque de marginalisation du Labour en cas de victoire de lʼoption Corbyn. Les voilà servis. Ils ont récupéré en prime Sadiq Khan puisque ce dernier, décrit comme étant encore plus à gauche que Corbyn, a remporté la primaire des candidats travaillistes à la mairie de Londres. Si vous imaginez que les tabloïds situent Corbyn entre Lénine et Che Guevara, cʼest une véritable révolution qui sommeille sur les bords de la Tamise ! Voilà de quoi troubler la somnolence des dirigeants de la gauche européenne. À cette allure, Manuel Valls et Emmanuel Macron seront les derniers avatars du social libéralisme européen, une exception française dont on se passerait bien.

Lʼavenir dira ce quʼil faut penser de Jeremy Corbyn. Il est encore trop tôt pour dire sʼil sera le Clement Attlee du XXIème siècle britannique. En attendant, une chose est claire : les partisans du Labour souhaitent un rapprochement avec la ligne anti austérité portée notamment par le SNP qui a dʼailleurs raflé en mai la majorité des sièges écossais travaillistes à Westminster. Peut-on le leur reprocher ?

> Jean Roudaut

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